Chronique IX : Jusqu’à la Lie

« À la croisée des bois où hurlent les bêtes, et sous la terre où grouille la peur des petites gens, l’honneur d’Avalon fut mis à l’épreuve. Et par le fer et le feu que la lumière fut rendue. »

Extrait du Livre des quêtes, recueil des campagnes de Père Louis.

I – Vide de sens et vidé de sang

C’était à l’orée du printemps, lorsque les neiges cèdent lentement le pas aux premières pousses et bourgeons timides, qu’un des Ost des chevaliers d’Avalon franchirent les cols brumeux de l’Est. Menés par le chevalier Mordred de Gwened, une figure austère au regard d’acier, ils avançaient sans un mot, laissant derrière eux la vallée des lys, berceau de leur foi et de leurs serments.

À leurs côtés trottaient deux sylvestres, plus d’écorce que de peau, nommée Saileach et Ryssa. Originaires des landes tourbeuses de Val Londro, leurs connaissances sur la nature et leurs savoirs sur les tribus primitives seraient un atout précieux pour l’expédition.

Leur mission, bien que commandée par le Prince Renan Cernay en personne, reposait sur un principe simple, celui de la carotte et du bâton. Une promesse de paix, portée par le lys d’or ou une promesse de fer. En guise d’offrande, trois charrettes de poissons salés, tirée par de vieilles mules plus entêtées que travailleuses. Ils chevauchaient vers un village connu de clans hommes-bêtes, espérant trouver une issue pacifique au conflit et à leur expansion. Les forts doivent avoir pitié des faibles mais il ne faut pas oublier que la pitié nous encourage à céder là où l’on eu pour soi résisté, et cet adage, ils l’avaient bien compris. Ils résisteraient. 

Mais ce qu’ils trouvèrent, après deux jours d’ascension périlleuse à travers les plateaux et les collines, fut un silence plus lourd que la guerre elle-même.

Le village était là, mais aucune âme ne résidait plus en ses murs. Les huttes de cuir, d’os et de bois noirci gisaient là, ouvertes et désoeuvrées, les foyers sentaient la cendre froide, des poteries étaient renversées, des os rongés à moitié. Mais ce qui frappa les chevaliers, ce fut l’absence de tout signe de lutte. Pas de trace de sang, pas d’armes. Seulement cette odeur. Âcre de sang et de sève. Saileach fut la première à remarquer les arbres rituels dressés au centre du village : sur chacun pendaient des centaines de peaux, non pas tannées selon les coutumes barbares, mais flétries, comme si leur essence même avait été siphonnée jusqu’à la dernière goutte.

« Par la Dame… c’est comme si quelque chose les avait saignés comme du bétail, » 

murmura Hugon Callahan, qui s’était écarté des chevaliers de Gwened, en relevant un lambeau de fourrure collé à une branche, suintant d’une étrange sève noire, visqueuse et odorante comme une plaie ancienne qui vomissaient d’agonie.

Pas un cri. Pas un grognement. Pas un seul croassement d’oiseaux. Et pourtant, les arbres vibraient d’une énergie particulière. Le craquement d’écorce, le murmure du vent qui semblait chargé de mots inaudibles et subtils. Mordred, l’épée au poing, ordonna une retraite prudente. Mais nul ennemi ne vint. Pas cette nuit-là.

Ce fut deux jours plus tard, alors qu’ils longeaient les collines du griffon, qu’ils virent des silhouettes fuir dans l’aube grise. Une poignée de colons, femmes, vieillards, enfants poursuivis par une meute d’hommes-bêtes en guenilles et affamés. Ceux-ci n’avaient plus rien des fiers guerriers sylvestres de jadis : ils étaient couverts de plaies suintantes de sève, leurs yeux brillants d’un éclat fiévreux, leurs cris inarticulés. Une vision de déchéance.

La charge fut brève et brutale. Mordred, depuis son destrier pommelé, chargea avec sa troupe, transperçant d’un coup sec le chef de la troupe, un satyre cornu à la mâchoire disloquée, dont le sang noir fumait au contact de l’air. Ses compagnons, vétérans d’Avalon, réduisirent les autres à néant en moins de dix battements de cœur par une charge frontale, lance en avant.

Mais ce fut le dernier d’entre eux, un jeune satyre aux cornes brisées, qui, gisant sur le flanc, murmura dans un dialecte ancien que croyaient comprendre les dryades.

« Les bois… les bois nous haïssent… Ils tuent. Tuent … Pour libérer leur maître  »

Un frisson parcourut Mordred, pourtant peu enclin aux superstitions hérétiques. Il fit brûler les cadavres des hommes-bêtes, mais la cendre refusait de se disperser, s’accrochant à l’herbe comme une peau.

Escortant les colons jusqu’à une vielle tour surplombant les collines, les chevaliers hissèrent l’étendard blanc de la Dame. Là, ils entendirent les récits confus des survivants, des arbres qui saignent, des racines qui étranglent, des chants qui rendent fou et assoiffés de sang.

Mordred nota tout dans son carnet de campagne. Saileash quant à elle, posa la main sur le sol, longuement, les yeux clos.

« Quelque chose remue sous la mousse. Quelque chose d’ancien. »

Mais ceci ne découragea pas les colons derrière eux, prêts à s’installer sur de nouvelles terres, exemptés de taxe pendant un an et vides de dangers mortels. Dans le vent, le lys d’or claqua plus fort, dissipant le cœur lourd de la troupe, pour rappeler que les gens d’Avalon, même face aux mystères les plus impies, ne baissent jamais la tête.

II – L’Appel de la Sainte Croisade

Quelques lieues plus au sud, les tambours de guerres et cornemuses résonnaient.

Sous les bannières d’Aymeric d’Ancenis, connétable du Prince Renan, se réunissait un Ost disparate mais hardi, Il était composé de plusieurs troupes de cavaliers de Val Carduel ainsi que les paysans de Caelanys menés par le chevalier Fergus de Retz.

L’air sentait le fer et le sang. L’Ost s’était rassemblé au pied d’une chapelle en construction pour entendre les paroles de leur chevalier. Un vent sec soufflait sur les hauberts et les visages étaient graves au vu de la situation …

Aymeric, en armure claire frappée de symboles argentés, leva son épée.

« Soldats ! Compagnons d’armes ! Frères et sœurs d’Avalon…

Souvenez-vous de ce jour. Gravez-le dans vos cœurs.

Car aujourd’hui s’ouvre un nouveau chapitre de notre histoire : en ce jour débute la Sainte Croisade.

Depuis trop longtemps, cette région est livrée au chaos.

Les hommes-insectes ont osé s’en prendre à notre peuple, perfidement, en sabotant notre mine.

Ce crime ne restera pas impuni. Nous sommes ici pour rétablir l’ordre, pour rendre justice, et ramener la lumière là où règne la corruption.

Peu importent vos origines. Peu importent vos anciens métiers.

Aujourd’hui, vous êtes tous les hérauts de la Dame.Aujourd’hui, vous devenez Ses chevaliers, Son bras armé, Sa volonté sur cette terre.

Nous levons haut Sa bannière, et foulons de nouveaux territoires en Son nom.

Nous portons Sa lumière là où règnent encore le doute, l’ombre et l’oubli.

Et malheur à ceux qui voudraient nous barrer le chemin.

Car nous ne reculons pas.

Nous ne fléchissons pas.

Nous avançons.

Pour Avalon,

Pour le Roy,Et pour la Dame ! »

Le discours inspira l’Ost qui répondit derechef à ces paroles de ralliement, la troupe se remit en marche, prête à en découdre, prête à défendre leurs terres. 

III – Les Trahisons du Sous-Sol 

L’aube se levait, les brumes s’attardaient sur les collines, c’était un de ces voiles imperceptibles qui hantait souvent les contrées humides et reculées. L’air avait cette étrange odeur de tourbe et d’herbe humide. La veille, les hommes-insectes avaient accepté les termes de paix et s’étaient rangés du côté d’Avalon en se soumettant à leur dogme . Ils avaient reçu les fruits et avec un empressement presque obscène, s’étaient rués dessus, remerciant les chevaliers d’une grâce sifflante. Certains soldats de Caelanys avaient osé croire à une issue sans effusion de sang voyant un signe de la dame. 

Fergus de Retz, lui, ne croyait pas aux fables.

« Le silence d’une ruche n’annonce jamais rien de bon » avait-il marmonné en plantant ses bottes dans la boue au pied d’un tertre. « ça remuent sous la terre »

Au petit matin, ce fut l’attaque.

Cela ne vint pas par un cri, ni par un tambour, ni par un chant de guerre. Non. Cela déboula du sol comme un feu de broussaille en plein été. D’abord des bourdonnements grandissant, puis les trous dégueulèrent de bestioles. Des trappes dissimulées, des fissures dans la roche, de partout, les hommes-insectes jaillirent tel une vague scélérate.
Ils étaient innombrables. Certains portaient des piques faites d’ossements, d’autres de longues griffes enduites d’un liquide verdâtre nauséabond. Des nuées d’ouvriers aux mandibules claquetantes trottinaient en crabe vers le camp d’Avalon, affamés, les soldats d’Avalon qui étaient sur le qui vive aux heures des vêpres , se saisissèrent de leurs bardas et se défendirent comme ils le pouvaient. 

« Tenez la ligne ! » hurla Armand Braisefer, le heaume rougi par les éclats de chitines qui avaient explosé sur son armure « Tenez-la, allez vous dire à la Dame que vous vous êtes fait estourbir par de vulgaires insectes ?! »

L’infanterie au côté de Armand répondit à l’appel et se regroupa autour du chevalier, ils formèrent un véritable rempart de boucliers, fer au devant prêtes à percer. Armand inclina son casque et le regard brûlant d’en découdre, commanda l’aile gauche. Enark de Fanlune, masse au bras et poing levé, avança à ses cotés avec l’aile droite pour regrouper les hommes insectes en un point central devant le camp, plus facilement défendable. Le premier choc qui tenta de briser leur formation fut titanesque, les carapaces s’écrasèrent sur l’acier, d’où jaillissaient des jets de sang verdâtre. Ils résistèrent, mais les vagues ne cessaient pas, loin de là. Débordé et assailli de toute part, un homme hurla , gargouillant, alors qu’un aiguillon lui transperçait la gorge. Un autre fut entraîné en dehors de la formation et démembré sous la masse grouillante.

Dans les lignes arrière, Père Louis Val de Virou priait à genoux, les bras levés vers le ciel et le visage face au soleil, murmurant les versets de la Dame entre les cris des assaillants et des assaillis, incitant la Dame à soigner les blessures de ses enfants. 

Alors que tout semblait en mauvaise posture. Un son de cor se fit alors retentir au loin.


Au loin des plaines, ce n’était pas le bruit d’une avalanche mais la cavalerie de Val Carduel qui chargeait plein galop. Des milliers de cavaliers fonçaient en direction de la marée grouillantes  et insectoïdes, lances abaissées, hurlant à l’unisson

“ POUR LA DAME, JUSQU’À LA LIE ! “ 

D’un fracas assourdissant, les chevaliers percutèrent le flanc des hommes-insectes qui s’étaient rassemblés devant la ligne de Avalon. Des milliers de carapaces furent brisées dans le choc initial, continuant leurs courses, les chevaliers d’Avalon écrasèrent les espoirs des hommes insectes de même que leurs semblant de formations. 

De l’autre côté de la colline, une autre charge apparue, Arthur d’Argan de Fanlune, le baron d’Avaugour, s’était élancé en second rideau, l’épée levée, une prière à la Dame sur les lèvres. À ses côtés, Rodin des Monts portait la bannière aux côtés de son seigneur. Les marteaux atteignirent l’enclume.

« Pour Avalon ! » criait Fergus sans cesse, chaque mot un coup, chaque cri un revers.
Les hommes-insectes commencèrent à refluer. Des couloirs de fuite furent formés, mais l’infanterie enfonça les lignes de ce qu’ils restaient une fois le passage des cavaliers passé. 

Les combats se poursuivirent sous la terre, lampe à huile en main, lames au poing, les soldats d’Avalon nettoyèrent les galeries mètre par mètre, nid par nid. 

Puis, tout cessa. Un cri strident se fit entendre, et comme une nuée de criquets s’envolant au moindre bruit, les hommes-insectes abandonnèrent les galeries. Certains fuyaient vers les profondeurs. D’autres, piégés, se couvraient de poussière, comme pour implorer pardon et se mirent à genoux. Armand Braisefer,  prit l’initiative et ordonna l’arrêt. Il essuya le sang sur sa lame et regarda autour de lui.

« Nous ne sommes pas des monstres, l’honneur ne s’écrit pas dans le massacre. Qu’ils se souviennent qu’Avalon donne une autre voie ou qu’ils périssent. »

Avec leurs outils, les paysans d’Avalon travaillèrent durant la journée qui suivit la bataille. Le sol fut purifié, et une croix de pierre fut élevée à l’entrée des tunnels avant de les faire s’écrouler pour de bons, portant les mots suivant : « Ici la Dame fut témoin du courage d’Avalon et de ses filles et fils »

La victoire avait été chèrement payée pour l’infanterie. 

Clémence Val de Virou s’attela des heures à cautériser les plaies et purifier les dards souillés de venin. 

Fergus, blessé à la cuisse, regarda un garçon de douze ans enfoncer un pieu dans le sol meuble, là où un tunnel avait été comblé. Il se tenait non loin, le regard perdu dans les flammes d’un brasero. Il tenait la bannière d’Avaugour repliée sur ses genoux, comme un linceul.

« Il faudra des années pour effacer ce que nous allons voir ici » murmura Fergus.

Aymeric, plus loin, contempla le ciel du soir. À ses côtés, Père Louis Val de Virou les rejoint les mains pleines de terre souillée de sang et de larmes des blessés qui n’eurent pas eu la chance de s’en sortir

« Pas effacer, mais construire » dit-il en regardant les jeunes s’atteler. 

« Ce sol … Ce sol porte en lui les souffrances de notre peuple et nous semerons les graines d’une nouvelle chevalerie, d’un nouvel avenir pour notre peuple »

Les enfants des colons, regardant les chevaliers aux armures cabossées et aux regards fatigués, se mirent à rêver d’épées, de serments, et de gloire. Ceux-ci posèrent alors, les premières pierres d’un nouveau fief, les premières pierres de nouvelles légendes.

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