Chronique VIII : Toujours nous nous relèverons

La lumière grise de l’aube s’épanouissait à peine sur les blés fraîchement coupés quand les grandes cloches du Prieuré des Portes de la Grâce retentirent. À chaque tintement, une vibration sourde courait des collines jusqu’aux villages voisins. Elle entrait dans les maisons des apiculteurs, dans les meules encore tièdes des meuniers, jusque dans les cercueils de pierre où reposaient ceux qui avaient déjà servi. On laissa les ruches bourdonnantes, les pressoirs, les sillons. On essuya le miel sur les paumes, on posa la faucille et l’on s’aligna sous la bannière de la muraille blanche. Frère Mariusz, dont les yeux presque secs gardaient une lueur vivace, compta les têtes vivantes et celles, plus rigides, de ses congénères ressuscités. Il y avait une troupe d’infanterie régulière équipée de cuirasses, de boucliers et armés d’épées et de haches. Deux milles hommes, des miliciens en gambison noir les suivaient accompagnés de charrettes de pains, ainsi que douze moines-érudits serrés autour de leurs caisses de parchemins.

Le départ se fit sans trompettes, seulement bercé par le friselis des oriflammes. Les morts-vivants formaient la tête. Leurs bottes martelaient la terre avec la régularité d’un moulin. Derrière, la cohorte des vivants balançait ses fourches devenues piques, ses fléaux, ses manches de houe. Tous reprenaient, à demi-voix, les cantiques du Prieuré. La Première Route s’étirait devant eux, son miroir d’eau luisant sous le soleil comme un métal poli. Mariusz imposa une cadence inflexible, rappelant qu’un laboureur ne presse jamais sa charrue en bondissant.

Les collines se refermaient sur eux comme des vagues de verdure. Le cinquième jour, une brume nacrée souleva de hauts remparts en pierre. Avalon leur barrait la route. Renan de Cernay leur ouvrit ses herses, curieux de ces pèlerins mi-vivants mi-morts. Il découvrit un mur d’armures ternes, soudés par la foi, et derrière, des paysans qui portaient plus de sacs de vivres que de carquois. La ferveur leur collait à la peau comme la sève ; nul orgueil, seulement la détermination nue d’une croisade sacrée. Le baron fit passer leur fer, à la condition qu’ils ne prennent rien de leurs vergers. Les morts-vivants abaissèrent leurs piques en salut, et offrit au seigneur un rayon de miel encore tiède.

À l’aube du quatorzième jour, le convoi retrouvera la Première Route, là où elle se penche vers l’un de ses affluents venu des montagnes du marteau. Six barges plates attendaient pour faire passer l’armée de l’autre côté du fleuve. On hissa les chariots entre les haubans, puis l’infanterie prit place. La brume du matin était épaisse et leurs chants bas se devinaient plus qu’ils ne s’entendaient, comme un essaim d’abeille caché sous les eaux.

La fumée de Port-Argent leur parvint avant la cité elle-même, un goût de fer et de suie dans la gorge. Les murailles extérieures, réputées imprenables, se trouvaient lacérées, hérissées d’échardes de granit. Des silhouettes cornues poussaient d’étrange constructions difficilement visible dans la brume. Mariusz contempla le va-et-vient des hommes-bête, la pluie des débris, les cris qui se perdaient sous la voûte nuageuse. Il ne dit mot. Sa chair morte n’avait plus besoin de trembler. Il abaissa le bras ; la compagnie gagna la grève nord, où les rochers cachaient un sentier étroit menant à l’arrière de l’armée ennemie.

Les boucliers des revenants se juxtaposèrent comme des écailles d’acier terne, les vivants courbés dessous. Pas un cri. Lorsqu’ils se mirent en marche, la mer seule frappa les galets. Une sentinelle caprine, somnolente, leva un museau surpris et la pointe d’une pique lui traversa la gorge avant qu’elle ne puisse souffler. Puis, l’assaut se déploya, silencieux comme une faux dans une graminée mûre au milieu du tumulte de la bataille qui faisait rage aux pieds des murailles de Port-Argent.

C’est alors qu’ils virent, dressées à la hâte, d’étranges machines. Catapultes de rondins, trébuchets mal équarris : des armes de siège que les hommes-bêtes d’Obéon n’auraient jamais dû posséder. Vulgairement conçues mais diablement efficaces, elles avaient suffi à éventrer la muraille extérieure et à coincer la Troisième Légion contre la seconde enceinte. Jusque-là, les hordes du Ka Lûa Ikongar chargeaient à découvert, sans artillerie. Auparavant, cet art leur était resté étranger. Sans le tumulte du combat, les soldats auraient déjà chuchoté de casque à casque que ce n’était pas une coïncidence à les voir soudain en être pourvu, en même temps que l’installation des colons en Obeon.

La surprise ne dura qu’un instant. Les premières lignes, uniquement composées de mort-vivant en armure lourde, perçèrent le flanc des hommes-bêtes. Derrière eux, vingt miliciens coururent, liant des fagots de paille sèche aux poutres des trébuchets et y glissant des torches volées à l’ennemi. Les flammes montèrent d’un coup.

C’est à la lueur de cette destruction que des cages apparurent à la vue des soldats. Elfes et humains y pourrissait, brisés par des semaines d’humiliation. Les fantassins brisèrent les cadenas de leurs outils, fauchant les hommes-bêtes au passage comme l’ont fauche le blé. Les captifs, aveuglés par la fumée, crurent voir une armée de spectre, puis ils reconnurent les couleurs et leurs cris se mêlèrent au chœur rauque des soldats du Prieuré. La panique gagna les rangs ennemis. Au loin, une corne profonde annonça la charge des minotaures cuirassés de fer. Le sol vibra et au pied des trébuchets brisés, les torches tressautèrent.

Du haut des remparts éventrés, une lueur blanche fendit l’air. Thariel chuta comme une comète, ailes éclaboussées de lumières, et atterrit au milieu des gores en soufflant les flammes. Frère Mariusz leva les yeux, et durant une seconde, le monde bascula dans le silence. Ces deux êtres que la Mort ne pouvait plus surprendre se saluaient sans un mot. La lame du serment se leva. Fauchés comme des épis secs, la horde recula, bavant de peur.

Les hommes-bêtes refluaient, jetant massues et boucliers de fortune. Les revenants tombés se relevaient déjà, certains encore en flammes. À mesure qu’ils regagnaient leurs rangs, leur hymne gagnait en puissance, si bien que même les vivants, pleins de terreur, suivaient la psalmodie pour ne pas céder.

— Toujours nous nous relèverons, toujours nous endurerons.

D’aussi loin que la vue portait dans ce rideau de suie, on voyait la silhouette de Thariel, nette comme une gravure incandescente, frapper, s’effacer, revenir. Les trébuchets s’effondraient, roues brisées, poutres craquant comme du bois vert sous la cognée. Face à cette escarmouche réussie, les décurions de la troisième légion lancèrent leurs hommes esseulés aux trousses des hommes-bêtes en désarroi.

Quand enfin le vacarme s’éteignit, il ne resta sur le champ que des braises, des carcasses de machines et l’écho d’un mugissement brisé. Les otages libérés trottinaient vers l’enceinte, guidés par des paysans encore tachés de suie. Les troupes du Prieuré se massèrent pour former une haie d’honneur improvisée à leur passage, casque fendu, boucliers cabossés, mais droits, inaltérables. Ils s’élançaient en direction de leurs frères d’armes de la troisième légion qui s’effondraient, exténués, devant les défenses brisées de la ville, le cri de leur victoire étouffés par la vue des murailles éventrées.

Au matin blafard qui suivit l’affrontement, la cité pansait son flanc meurtri. Les morts-vivants enlevaient les gravats de la brèche sans fatigue, passant de main en main les blocs tombés en entonnant des cantiques. Les jarres de graisses transformées en torches cédèrent la place aux chaudrons de ragoût et la fête du travail fut célébrée au pied des remparts encore chauds pour relever le moral des assiégés.

Dans cette accalmie morose, les moines-érudits du Prieuré qui ont voyagé avec l’armée gagnèrent les bibliothèques dans les tours de Port-Argent, un droit chèrement gagné grâce à leur aide dans cette bataille. Les magus elfes leurs ouvrirent les voûtes intérieures, là où reposaient des archives provenant de l’ancien continent. Eliksir, doigts tâchés d’encre, glissa sur une table un codex enluminé d’un soleil ; frère Miezski recopia à la hâte un texte hermétique gravé sur une tablette de pierre et, tout près d’eux, la discrète sœur Aelia annotait fébrilement les marges d’un parchemin. Mais nul ne sut ce qu’ils emportèrent, car leurs coffres furent scellés avant leur voyage de retour.

Les jours suivants, Port-Argent révéla l’étendue du désastre. Toute l’enceinte extérieure, celle qui bordait le fleuve et tenait les tribus d’hommes-bêtes à distance, n’était plus qu’un entassement de pierrailles disjointes. Là où s’élevaient jadis des courtines blanches, on ne distinguait plus qu’un chaos de blocs éboulés, de poutres noircies et de créneaux fondus par les feux de pois. À ciel ouvert, la brise humide du large s’engouffrait désormais jusqu’aux greniers des quais, portant avec elle l’odeur aigre d’algues mêlée à celle, plus âcre, du sang séché.

Retranchée derrière la seconde muraille, la troisième légion pansait des plaies qui n’étaient pas seulement de pierre. Sur l’entièreté des soldats, plus de la moitié manquaient à l’appel, et l’autre moitié était couchée dans l’église de la ville ou clouée sur des brancards de fortune. Sans l’arrivée de la colonne du Prieuré, la légion se serait retrouvée prise en étau, pilonnée contre les remparts intérieurs jusqu’à l’anéantissement. Les vétérans le confessaient à mi-voix. Encore un choc, et Port-Argent aurait perdu plus que sa première défense, mais le cœur même de ses armées. Désormais, tandis que les revenants évacuaient les gravats et que les colons posaient des palissades de planches pour combler les arches béantes, on ne parlait plus de gloire, mais de survie, et du miracle têtu qui avait empêché la ruine totale de la citadelle portuaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *