Au lever d’un soleil de cuivre, la brume s’écartait comme un voile hésitant sur les haut-plateau à l’est des territoires de Castel-Brie. Là où quelques heures plus tôt ne régnaient que le silence du vent, deux océans d’hommes et de bêtes s’apprêtaient désormais à se heurter. À l’ouest montaient les bannières bleu et jaune de la Nouvelle-Vry, longues traînes d’étoffes battant le rythme d’une marche disciplinée. À l’est, entre les conifères, grondait l’amas sauvage des tribus d’Homme-bête du Ka Lûa Ikongar, torses ceints de cuir et cornes polies.
Depuis une semaine, les sentinelles sauvages d’Obeon avaient vu s’agiter l’horizon. Des colonnes humaines se déversaient de la passe septentrionale, guidée par des éclaireurs qui balisaient chaque gué, chaque crêtes. Les chefs des tribus d’hommes-bêtes s’étaient alors réunis dans leurs huttes, frappant le sol de leurs sabots, rugissant qu’ils tiendraient la frontière peu importe le prix. Au son des tambours, onze familles se rassemblèrent, et les vallées résonnèrent bientôt d’un tonnerre de sabots fendus.
En face, les armées de la Nouvelle-Vry avançaient comme une machine bien graissée. Chariot de vivres, caisses d’outils, tentes pliées selon des protocoles rigoureux. Au centre avançait l’armée régulière, la lumière de Séguran, vêtue de gambisons colorés et équipés de pique longue. Les intendants comptaient les rations, tandis que des pages distribuaient des figues sèches aux soldats tirés du lit la veille encore. En arrière-garde, les bâtons ferrés des Magus humains formés par leur mage de cour tintaient comme des cloches discrètes et leurs rangs restaient compacts.
Le premier choc fut brutal et sans artifice. Les hommes-bêtes lancèrent leurs guerriers à travers les forêts pour briser le flanc gauche d’une cohorte qui n’eut même pas le temps de se rabattre. Les haches d’obsidienne fendirent les cimiers et les piques volèrent dans l’air comme des roseaux brisés. On vit un soldat Vrysien tituber, tenant ses entrailles comme un enfant perdu. À ses pieds, un camarade trébuchait sur un bouclier déjà rouge de sang. L’herbe se coucha sous les sabots et le liquide carmin qui s’y écoula fit luire la terre. L’infanterie, surprise par la vitesse des Hommes-bêtes, recula de vingt mètres, puis de quarante. Les lignes se désunirent, et l’on crut un instant que toute la marche Vrysienne vacillerait. Dans la poussière opaque, Owain de Castebrie tenta de reformer ses rangs mais sa voix se perdit sous le rugissement d’un minotaure qui, d’un coup d’épaule, renversa trois combattants avant d’écraser un quatrième sous un marteau de pierre.
Avec le claquement de leurs solerets d’aciers, les Magus entrèrent sur le champ de bataille, rangés en double file, tunique bleu roi claquant au vent. Leur plastron rutilant envoyait des éclats aveuglant au-delà des mêlés, comme un signe que le Céleste était de leur côté. Dans leur main, leur bâton de pouvoir vibrait, son cristal violet palpitant comme un cœur sous contrainte
Ils plantèrent d’un même mouvement leurs talons dans la terre, dessinant un demi-cercle parfait, puis leurs voix graves entonnèrent des incantations. Aussitôt, le sceau incendiaire accroché au manche s’embrasa. Le premier assaut ne fut qu’un souffle. Une onde ardente rampa sur le sol, soulevant cendre et gravillon avant d’exploser en gerbes de flammes qui s’enroulèrent autour des silhouettes velues. Les Hommes-Bêtes hurlèrent. La peur, plus aiguë qu’une lame, fendit leur moral. On vit des guerriers se tordre au sol, tentant d’étouffer le feu de leurs bras nus, tandis qu’une âcre odeur de sabot brûlé emplissait l’air, devenu lourd comme du goudron.
Alors les Magus tirèrent l’épée. Avec une coordination froide et maîtrisée, témoignage d’une formation stricte, ils avancèrent en rang serré, leurs lames rutilantes empalant les lignes brisées par les flammes. Et, sous les gerbes de sang jaillissant des corps à demi calcinés, on surprenait parfois, dans l’éclat des yeux des Magus, la lueur brutale d’une cruauté soudain réveillée.
La seconde ligne d’infanterie, les Colons de la Dame, aurait dû marcher sous la bannière du légendaire Paulin Delaporte, rescapé et héros de la première colonisation. Mais le brave s’était retranché derrière ses atours de Chambellan, prétendant veiller au bon ordre de la capitale. Qu’importe : revigoré par le succès du déluge de flammes, ses hommes trouvèrent dans la fureur un nouveau souffle, resserrèrent leurs boucliers et poussèrent d’un seul bloc, plaquant les bêtes contre un talus de roche.
La veille de l’affrontement, tout juste à l’est du futur champ de bataille, la Grande Marche avait dépêché une petite cohorte de colons. L’idée était de prêter main-forte aux Hommes-Bêtes et d’imaginer, ensemble, un territoire partagé. Mais les clans du Leth Ahkam Shiy se montrèrent inflexibles. Leurs plaines de chasse, leurs jardins sacrés, ne seraient jamais foulés par des pieds venus de l’ancien continent, pas même par ceux du Khan.
Les colons, déjà nerveux d’avoir voyagé sans escorte, n’avaient pour se rassurer qu’un bref entraînement aux armes. Entre pioches, bêches et fourches, beaucoup avaient glissés une dague émoussée à leur ceinture. Persuadés d’avoir affaire à des guerriers dépêchés par le Khan, les hommes-betes rappelèrent soudain l’alliance conclue avec lui. Si ces étrangers voulaient honorer la parole de leur chef, qu’ils marchent donc à leurs côtés pour défendre les plaines neutres menacées par la Nouvelle-Vry.
Pris au piège par la promesse du Khan, les colons furent enrôlés sans réplique. Le cœur serré et l’esprit lesté d’inquiétude, ils suivirent malgré eux les bataillons cornus destinés à renforcer le flanc des Hommes-Bêtes.
Au milieu de la bataille, un cor lointain fendit soudain le tumulte et fit se tourner plus d’une tête. Par-delà le rideau de flammes que les Magus laissaient encore ramper sur la plaine, on devinait des silhouettes massives lancées à vive allure.
— Nos alliés ! s’exclama un Homme-Bête, et l’espoir courut aussitôt d’une gorge à l’autre, rallumant des regards ternis par la cendre.
Tous levèrent les yeux, prêts à saluer la charge salvatrice qui devait briser l’étau. Mais la brume se déchira sur une scène inattendue. Nul étendard de guerre, nulle armure étincelante, seulement des chariots bâchés, des pans de toile immaculée, et des femmes comme des hommes aux mains calleuses, serrant houes et marteaux. Charpentiers, herboristes, fermiers : les colons envoyés par le Khan pour enseigner l’irrigation et l’élevage trébuchaient sans le savoir dans un théâtre d’agonie.
Le silence qui suivit fut plus grand que celui d’avant la bataille. Les Hommes-Bêtes, déjà au bord du gouffre, comprirent l’erreur. On leur avait promis des guerriers, à la place, on leur apportait des semeurs de blé. Une douleur sourde leur broya la poitrine, et le hurlement qui s’éleva de leur gueule porta la plainte d’un peuple trahi.
La Nouvelle-Vry, elle, ne laissa pas passer un battement. Ses éclaireurs, qui fermaient la marche, se rabattirent et encerclèrent les nouveaux venus. En quelques gestes secs, ils désarmèrent ces colons ahuris, leur passèrent des liens de chanvre et étouffèrent leurs protestations sous l’ordre impérieux du sergent. Autour d’eux, les herbes rases crépitaient encore, faisant danser la stupeur sur des visages captifs.
Sur la plaine étouffée, l’odeur de chair et de suif se mêlait au parfum acre des herbes brûlées. Déjà, le soleil déclinait, sa lumière tiède glissant sur les casques cabossés, les cornes noircies et la centaines de silhouettes qui jonchaient la terre. Certaines tremblaient encore, d’autres n’étaient plus que cendre. L’infanterie Vrysienne, exsangue mais encore debout, plantait déjà des pieux pour marquer le terrain, laissant les vaincus relever leurs blessés pour s’enfuir. Cependant, peu d’homme-bêtes survécurent à leurs blessures, leur chaire carbonisée offrant un lit trop accueillant aux infections qui les emportèrent les jours suivants.
Pour l’assemblée des guildes, Owain rédigea un rapport laconique, précisant que la position avait été tenue, la résistance brisée et que les pertes ont été lourdes mais acceptables. Quelques lignes qui ne disaient rien de la détresse entendue, des cris étouffés par la poussière et du goût métallique d’une gloire chère payée.
À l’aube suivante, un soldat planta le pavillon de la nation. C’est sur un champ de braises que s’éleva le drapeau de la première victoire d’expansion territoriale de la Nouvelle-Vry.
Pendant ce temps, sur les plaines ondoyantes d’Inthana et de Mankhana, les cavaliers du Khan défendaient sans relâche la frontière qui séparait leurs steppes de la Nouvelle-Vry. Plus de cinq milles guerriers, serrés comme un vol de corbeaux, faisaient gronder la terre au rythme des sabots de leurs chevaux, secondé par une armée de milice rudimentaire. Pourtant, l’assaut qu’ils redoutaient ne rompit jamais l’horizon. En face, Camembourg et la capitale de la Nouvelle-Vry avaient déjà hérissé ses milices de longues piques et dressé à la hâte des palissades brutes, de quoi briser le premier élan des chevaux et retenir un souffle de guerre encore suspendu dans l’air.
Quant aux colons envoyés soutenir les tribus d’Homme-Bête au nord, leur silence s’est fait pesant. Aucune lettre, aucun éclat de feu lointain, rien qu’un vent froid qui revient seul des collines.
Le Khan, crinière battue par ce vent sombre, lançait son cheval au galop autour de la capitale où l’on élevait, motte après motte, une ceinture de talus défensifs. Ses hommes avaient réussis à capturer des espions de la Nouvelle-Vry et, brisés sous une torture infâme, ils livrèrent les secrets de l’Assemblée des guildes. Leurs plan était de coloniser les terres à l’est de Castel-Brie en y dépêchant l’armée régulière, flanquée d’une unité toute neuve de Magus formés par leur mage de cour. Pour eux s’éclaira ainsi le secret de leurs colons disparus, capturés ou massacrés sur ces même plaines convoitées par les deux factions.
C’est un coup dur pour le Khan
Envie de Khan’né