— Mestre Lohen !
Paulin accourait dans l’atelier que les ouvriers avaient construit sur le lieu de la future académie.
— Mestre Lohen ! Maître Thorag arrive !
— Ah bien, bien… Finalement, le vieil ours ne pourra pas assister à cette entrevue…
Mestre Lohen grommelait dans sa barbe. L’inquiétude rongeait son front. Cela faisait des jours que les mages gravitaient autour de la cabane-atelier. Non pas que ceux-ci l’effrayaient, loin de là. Ce qui l’inquiétait, c’était ce qu’un mage pouvait faire quand il s’ennuie… Il était grand temps que Drumvistern Thorag arrive avant qu’un accident malencontreux ne survienne. Lohen nota dans un recoin de son esprit qu’il devait former une équipe pour la création du cursus académique, de préférence un programme bien chargé qui ne laisse pas de place à l’ennui.
Le Mestre sorti de l’atelier, suivi par Paulin, pour accueillir le maître architecte. Les mages, en ce compris Aénor de Lac Chêne d’Argent, fraîchement nommée Archiviste de la toute nouvelle Guilde des Mages de la Nouvelle-Vry, se rassemblèrent autour de la table où siégeaient les plans de l’architecte et de son apprenti.
— Maître Thorag, cher confrère, bienvenu en Castel-Brie.
Lohen serra vigoureusement la main de Drumvistern avant de l’inviter à prendre place autour de la grande table où étaient étalés une multitude de papier de tailles diverses et variées.
Les deux architectes prirent place autour de la table, le soleil atteindrait bientôt son zénith et éclairait de sa lumière chaude le papier légèrement courbé à force d’être roulé et déroulé. Drumvistern fut attiré par les traits de crayon sur le papier et remarqua qu’il luisait encore malgré la chaleur du jour, preuve que ce plan venait à peine d’être terminé. Son regard se porta sur les mains étrangement propres de Lohen.
— Ce n’est pas vous qui avez dessiné les plans ?
Lohen Garin ne fut pas surpris par la remarque de son confrère. Il se contenta de sourire et de se tourner vers Paulin, légèrement en retrait sur sa gauche. Il regarda à nouveau Maître Thorag en désignant son apprenti.
— J’ai pris un apprenti qui a dessiné les plans selon mes indications. Il est prometteur.
Mestre Lohen déroula le plan fraîchement terminé afin que Drumvistern puisse juger lui-même de la qualité du travail accompli. Les traits étaient précis, hésitants par endroit, mais suffisamment clairs pour ne laisser aucun doute. Les angles avaient ce côté rigoureux et académique du néophyte en plein apprentissage. Le travail global était propre, soigné et suffisamment détaillé. La main de Maître Thorag parcourut le papier, il frissonna en sentant ses doigts entrer en contact avec le plan. Il s’attarda sur la rose des vents dessinées avec beaucoup de soin. Elle était splendide, symbole remarquable d’un esprit ayant le souci du détail.
— En effet… Je vois là un travail bien fait.
Paulin s’agita un peu en entendant les éloges sur son travail. Son maître le remarqua et lui fit signe de s’avancer.
— Paulin, présentez donc votre travail à Maître Thorag.
Surpris, Paulin ne sut immédiatement quoi dire.
— Mais… maître…
— Quoi donc ? Pour une fois qu’on vous autorise à l’ouvrir, allez-y.
Paulin se recomposa et rassembla ses esprits. Il étala tous les plans, méticuleusement, un par un. Il plaça les poids aux coins pour éviter qu’ils ne s’enroulent à nouveau et présenta les plans.
Plusieurs heures s’écoulèrent. Paulin en était au onzième et dernier plan lorsque Thorag émit sa première question.
— Quelles sont les matières premières que vous allez utiliser ?
— Justement, nous avons remarqué avec le temple que l’arkhal s’insinuait dans la pierre. Nous avons donc pensé construire les fondations en Arkhal et les murs en pierre dans l’espoir qu’à terme, l’Arkhal remplace la pierre comme au temple.
— Intéressant… Intéressant…
Drumvistern resta pensif un instant. Des fondations en Arkhal, c’était innovant et audacieux. Peut-être avaient-ils mis le doigt sur quelque chose ? Une nouvelle façon de concevoir l’architecture ? Le Maître-Architecte se dit qu’il tenait là quelque chose d’intéressant et d’intriguant.
— J’ai remarqué qu’il vous manquait un architecte sur ce projet, même si Paulin a fait du bon travail, il a encore du chemin avant de pouvoir signer des plans. Je vous propose donc de signer vos plans avec vous, Lohen. Nous commencerons les constructions demain à l’aube.
Drumvistern sorti de sa besace sa boîte à cacheter pour apposer sa griffe sur les plans.
— Mais dites-moi, comment allez-vous appeler cette académie ?
Aénor s’avança en se raclant la gorge. Cette question était pour elle.
— Nous avons décidé d’appeler notre nouvelle Académie « Institut Sainte-Morgane » en hommage à la facette magique de la Dame.
— Intéressant… Intéressant…
Cela faisait déjà plus de cent jours qu’il taillait la pierre au pied de l’arche centrale. Cent jours à suivre des plans que Grevon ne comprenait qu’à moitié, griffonnés d’encre et de traits géométriques comme venus d’un autre monde. On lui avait dit que c’était pour une école. Mais pas une école comme les autres.
Ici, les murs vibraient parfois sous la main, et certaines pierres refusaient d’être scellées si on ne respectait pas l’ordre des poses indiqué par les architectes. Les pierres qu’on lui livrait n’étaient pas tout à fait naturelles. Certaines vibraient sous le ciseau. D’autres, trop lisses ou trop sombres, semblaient avoir été extraites d’un endroit qu’il préférait ne pas imaginer.
Pour suivre le rythme, la plupart prenaient un peu de poussière d’arkhal, dissoute dans l’eau ou simplement frottée contre les gencives. Ce n’était pas obligatoire, mais les contremaîtres fermaient les yeux — certains disaient même qu’un ouvrier sans arkhal, c’était une charrette sans roue. Grevon s’y était mis lui aussi. Ça aidait. La fatigue s’effaçait, les gestes devenaient sûrs, presque mécaniques. Et parfois, quand il taillait longtemps, il avait l’impression d’entendre la pierre lui parler. Rien de clair. Juste… des mots à peine pensés.
Le chantier avançait vite. Trop vite, parfois. Les pavillons sortaient de terre à un rythme qui n’avait rien d’humain. Il y avait les ouvriers, bien sûr — tailleurs, charpentiers, porteurs. Mais il y avait aussi les assistants de Mestre Lohen, qui marchaient entre les pierres comme s’ils lisaient les lignes du monde. Ils murmuraient parfois à voix basse, et quelque chose bougeait sans qu’aucune main ne touche.
Le camp des ouvriers s’étalait au sud, entre les premières fondations et un bosquet qu’on avait épargné. On dormait à cinq sous les toiles, avec la pluie dans les bottes et l’odeur du feu humide pour seul réconfort. Certains râlaient. D’autres priaient. Et puis il y avait ceux qui se taisaient, les yeux levés vers les toits qui prenaient forme, comme s’ils voyaient déjà l’école finie. C’était peut-être ça, le plus étrange. On bâtissait des pavillons. Mais plus les murs montaient, plus le chantier ressemblait à un lieu sacré. Un seuil. Un passage entre le monde d’avant et quelque chose de nouveau, de plus grand. Et lui, simple ouvrier, taillait la pierre pour ça — sans trop savoir s’il fallait en être fier, ou inquiet.
Il y pensait tous les jours.
Depuis que Magister Olwen lui avait glissé, presque à voix basse, qu’un lieu se bâtissait au nord, plus grand que toutes les écoles, plus splendide que tout ce qui était encore debout. Une Académie. Une vraie. Pas une longère de village avec trois pupitres et un vieux grimoire. Non. Une cité de savoir. Une école de magie entière.
Il avait tout de suite su qu’il y irait.
Il n’avait encore rien vu, sinon quelques croquis, un blason mal recopié, une tache d’encre sur une lettre de convocation que son maître n’avait pas voulu lui montrer. Mais il savait. Il sentait, au creux des omoplates, cette tension particulière, ce tiraillement qui dit : « C’est pour toi ».
Chaque soir, il s’imaginait les pavillons.
Le pavillon des Arts, où les praticiens gravaient des cercles dans la pierre, traçaient des lignes de pouvoir avec une précision d’orfèvre, et attendaient que les sceaux s’éveillent lentement sous leurs mains. Le pavillon du Savoir, empli de livres qui ne s’ouvraient qu’à certaines mains. Le pavillon du Sommeil, avec ses dortoirs grands comme des auberges, où les apprentis échangeaient des secrets à la lueur des bougies. Il imaginait même le pavillon Commun, avec ses cuisines pleines d’odeurs nouvelles, et les boudoirs où l’on débattait tard de choses qu’il ne comprenait pas encore.
Il avait reçu le courrier, scellé à la cire bleue, où chaque discipline était listée avec une précision implacable : sphragologie, pratiques de scellement, études comparées des flux, théorie du silence, discipline du corps, histoire de la magie… Des colonnes entières, sans pause. Une année chargée jusqu’à la marge. Il avait tout lu, deux fois. Et il n’y voyait rien d’effrayant. Rien d’ennuyeux. Juste une promesse de plus.
On disait que la construction prendrait trois ans. Mais les rumeurs étaient formelles : un an, pas plus. Le chantier avançait comme s’il était guidé par une volonté propre. Pas d’accidents. Pas de retards. Comme si l’Académie voulait naître, et que rien ne pouvait l’en empêcher.
Alors il attendait. Il griffonnait des glyphes sur les murs de sa chambre. Il s’exerçait à l’écoute, à la rétention, à la concentration. Il parlait parfois à la lumière, parfois au silence. Il faisait de son mieux. L’année prochaine, il franchirait le seuil. Il le savait. Il serait là, parmi les autres. Il apprendrait, il échouerait, il grandirait.
Et peut-être, un jour, son nom serait gravé dans la pierre d’un des pavillons qu’il n’avait pas encore vus.
Une nuit pourtant, la cadence s’interrompit. Les marteaux se turent plus tôt, le feu des forges s’éteignit sans ordre. Neuf ouvriers, tous gorgés d’arkhal, disparurent dans le hall central. On les retrouva à l’aube, transis de poussière mauve, les mains sanglantes, autour d’un bloc d’Arkhal qu’ils avaient traîné jusqu’à la dalle maîtresse. Sans un mot, ils avaient sculpté. Des témoins parlèrent de passes d’outil trop rapides pour l’œil, de coups qui mordaient la pierre comme du beurre.
Au matin, l’informe cristal était devenu une sculpture. Neuf longs corps écailleux, torsadés en colonne d’anneaux souples dont les écailles d’améthyste luisaient sous la flamme. De leurs motifs serpentins naissait une ronde de neuf pupilles. Au cœur du cercle, un unique œil reptilien, vertical, palpitait. Les neuf tailleurs s’étaient effondrés, incapables d’expliquer les glyphes gravés sous chaque pupille. Les lettrés y lurent les noms voilés des Neuf Arts.
D’abord furieux, Lohen ordonna qu’on enlève la statue, mais dès qu’on tenta de la bouger, les neuf tailleurs furent pris de convulsions, tordus par une douleur muette. Le Mestre céda. On scellerait l’œuvre là où elle était née. Désormais, quiconque franchirait le seuil de Sainte-Morgane affronterait ce regard de cristal. Les rumeurs coururent à son sujet, et l’on évoqua une inspiration divine de Morgane elle-même, l’appel du lieu, où un avertissement venu de créatures oubliées. Les neuf ouvriers ne retouchèrent plus jamais à l’arkhal. Ils travaillaient encore, mieux peut-être, mais leurs yeux restaient lointains, comme si une part d’eux vivait désormais dans le labyrinthe améthyste. Plus tard, on découvrit qu’ils avaient cette nuit-là réveillé en eux l’étincelle de la magie.
Le matin était sec, presque irréel. Pas de marteaux, pas de cris. Juste le crissement des bottes sur la poussière et la présence muette de la sculpture, dressant ses anneaux violets sous la lanterne centrale. Le chantier, pour la première fois depuis des mois, était silencieux.
Mestre Lohen avançait d’un pas lent, le visage impassible. Paulin, à sa droite, tenait un rouleau de parchemin sous le bras, annoté de sa main fine. Tous deux scrutaient les pavillons comme on scrute une machine qui respire encore mal. Les vérifications avaient commencé à l’aube, et ils avaient déjà traversé le pavillon du Sommeil et celui du Savoir sans un mot de trop.
Grevon les suivait à distance, les mains encore noires de la dalle qu’il avait posée une heure plus tôt. On lui avait demandé de rester, « au cas où ». Il ne savait pas trop ce que ça voulait dire. Mais il était là, et il regardait les architectes de l’Académie comme on regarde des gens qui tiennent le monde entre leurs doigts.
— Les dalles de la salle des rituels tiennent bien, dit enfin Paulin. Aucun affaissement, pas de tension dans les joints.
— T’as vérifié le niveau depuis le seuil ?
— Deux fois. L’équerrage est bon, et les charges sont bien réparties.
Lohen hocha la tête, sans ralentir.
— On reverra les points d’ancrage avec l’équipe de charpente cet après-midi. Le plafond ne doit pas bouger d’un souffle, même avec leurs manigances magiques là-dedans.
Ils passèrent sous une arcade basse du pavillon des Arts. Le sol y était plus frais, comme si la magie des lieux cherchait encore sa place. Les murs affichaient déjà les premiers tracés permanents, des lignes de cuivre enchâssées dans la pierre. Grevon en connaissait quelques-unes : il avait aidé à les poser, sous la surveillance d’un assistant nerveux qui transpirait en silence.
— On va trop vite, grogna Grevon sans vraiment y penser.
Lohen s’arrêta, tourna la tête vers lui. Paulin aussi.
— Vous avez dit ? fit ce dernier.
Grevon haussa les épaules. Ce n’était pas un reproche, juste une sensation.
— J’dis juste… Ça s’est construit trop bien. Trop vite. Pas un bloc qui cède, pas un ouvrier écrasé, pas même un vrai retard. J’sais pas. Et cette statue ? Ce n’est pas normal.
Lohen resta un instant silencieux, comme s’il écoutait au-delà des murs.
— Peut-être que le lieu était déjà là, dit-il doucement. En sommeil. On l’a seulement réveillé.
Paulin prit une note rapide, mais ses doigts tremblaient un peu.
Ils ressortirent dans la cour intérieure. Le pavillon Commun, encore vide, attendait les premiers repas. Une bourrasque légère souleva un voile oublié, qui alla se plaquer contre le mur nord. Le tissu s’y colla, puis tomba, comme rejeté.
Grevon serra les dents. Il aurait préféré entendre un bruit de marteau, même mal placé. Ce silence n’était pas naturel.
— Drumvistern aurait dû être là, dit Paulin.
— Il l’est, répliqua Lohen. Par ses plans. Par ses choix. On lui fera un rapport.
Le soleil était haut, à présent. La lumière frappait la pierre blanche comme une évidence. Dans quelques jours, on ouvrirait les portes. On parlerait de connaissance, de grandeur, d’avenir.
Mais ce matin-là, l’Académie, encore vide, attendait, retenant son souffle pour le jour où elle pourra s’éveiller.
Ils étaient tous là.
Alignés sous le ciel clair, devant le portail encore fermé du pavillon administratif. Le soleil n’était pas encore haut, mais la pierre blanche captait déjà sa chaleur, comme si elle avait attendu ce moment depuis des mois.
Aénor de Lac Chêne d’Argent, l’Archiviste, ouvrait la marche. Sa robe d’encre flottait à peine, son regard restait fixe, tendu vers l’édifice. A ses côtés, son assistante, dont on connait le nom. Derrière elle, le baron Anthoine de la Nouvelle-Vry avançait à pas mesurés, entouré de ses chevaliers : Séguran de Castebrie à gauche, raide comme une hampe de bannière, et Saint-Jean à droite, le sourire discret sous la moustache, large d’épaules et calme d’allure. Sebille, la mage de cour, marchait seule, à quelques pas. Son bâton frappait le sol avec régularité, et son regard ne quittait pas les lignes des pavillons.
Owain-Roderick de Castebrie, commandant de la Meute, fermait la marche. Bras croisés, mâchoire serrée, il détaillait chaque ombre, chaque angle, chaque porte. Même en ce jour-là, il observait le lieu comme un champ de bataille potentiel.
Paulin attendait déjà sur le parvis. Il tenait un plan soigneusement roulé, qu’il n’ouvrit pas. À ses côtés, Mestre Lohen restait droit, les mains croisées derrière le dos. Grevon, plus en retrait, portait une chemise propre, mais les cernes trahissaient trois nuits passées à nettoyer les traces de chantier. Il avait insisté pour être là, pour voir.
Personne ne parla tout de suite.
Un silence dense s’installa, que même le vent n’osa rompre. Ce n’était pas le silence d’un bâtiment vide, mais celui d’un lieu qui retenait son souffle. L’Académie allait s’ouvrir. Elle le savait.
Aénor s’arrêta au seuil. Elle leva la main.
— L’Académie ouvre ses portes, dit-elle simplement.
Sa voix, posée et claire, frappa la pierre comme un mot d’ordre. Aussitôt, un éclat discret pulsa au centre du linteau. Le sceau incrusté dans la porte réagit, traçant brièvement ses lignes en lumière pâle — puis le portail s’ouvrit sans un grincement. L’air tiède s’échappa des pierres comme un soupir ancien. Le bâtiment accueillait les visiteurs.
Ils entrèrent.
Pas en cortège. Pas en parade. Un à un. Comme on entre dans un serment. Chaque pas résonnait doucement, posant quelque chose d’invisible dans la pierre. Dans le hall, les neufs pupilles jetaient des reflets violets sur les visages des arrivants.
Grevon fut le dernier. Il resta un instant dehors. Puis il leva la main et toucha le mur. Il était tiède. Vivant. Il sourit, à peine. Il leva une dernière fois le regard sur les pierres et il franchit le seuil.
Sur une pierre du pavillon des Arts, à l’abri des regards, une main calleuse avait laissé une empreinte discrète. On disait que les lieux importants se souvenaient de ceux qui les avaient bâtis.