Il y avait dans l’air un silence trop paisible pour être vrai. Le genre de silence que seule une forêt sur le point de se trahir sait tisser.
La Canopée, tout comme les haldes plus anciennes, bruissait de l’effervescence d’un peuple à l’œuvre. Les fées irisaient les clairières de leurs danses rituelles, les sylvestres empilaient pierre sur pierre, et d’autres encore, plus anciens, traçaient des lignes d’énergie entre les racines, comme pour planter dans la terre même des promesses éternelles. On bâtissait sans relâche. On entassait, on consolidait. L’ombre de la guerre n’avait pas été invitée au festin.
Au centre de tout cela, un être unique tenait les fils. Petit, sans âge, Booky n’était ni sylvestre, ni fée, ni même vraiment vivant aux yeux de certains. Son dos était droit, son regard mathématique, ses gestes huilés par une routine inhumaine. Esclave d’exception, disait-on. Il gérait les stocks comme un oracle, prévoyait les flux de bois, de pierre, d’essence magique avec une précision qui frôlait le sacrilège. Rien ne lui échappait : ni les charges trop lourdes confiées aux porteurs, ni les structures fragiles dressées à la hâte, ni les visages marqués par une fatigue qu’on ne disait pas.
Certains murmuraient que Booky ne dormait jamais. D’autres assuraient qu’il notait tout. Tout.
Et Jiva montait en puissance.
Sa sève, plus dense, pulsait comme un cœur ancien sous l’écorce. Ses ramures fendillaient le ciel, vrillant les nuages de leurs pointes noueuses. À chaque frisson de ses feuilles, une vibration passait dans le sol — promesse d’un réveil, ou avertissement. Son éveil n’était plus une espérance. C’était une certitude. Une force tranquille, en marche.
Dans les sous-bois, des yeux fauves se rassemblaient. Les hommes-bêtes, jadis tolérés, ignorés ou même respectés pour leur brutalité primitive, devenaient autre chose. On ne les croisait plus au bord des rivières. Leurs odeurs ne marquaient plus les mêmes sentiers. Ils se déplaçaient par grappes, par serres, par meutes — comme s’ils obéissaient à un battement de tambour qu’eux seuls entendaient.
Et les sylvestres les plus jeunes disparaissaient.
Booky, lui, ajustait ses registres. Quelques noms manquaient. Il les avait notés dans la marge, sans émotion, sans jugement. Il se contentait de réassigner les charges de travail. De compenser. De faire tourner la grande machine de la forêt.
Car tout devait être prêt pour Jiva.
La paix s’effilochait. Les clairières respiraient d’une tension invisible, et certains arbres frémissaient comme sous le vent alors que l’air était immobile. Les tambours de la guerre implacable et impitoyable résonnaient dans les frondaisons.
Le vent s’insinuait entre les pierres, soulevait la poussière crayeuse, fouettait les toiles dressées au-dessus du plan de travail. Rien ici ne portait encore de nom. Le sol, irrégulier, avait été nivelé à la hâte ; les fondations, profondes mais dénudées, formaient un quadrillage muet dont seuls les initiés pouvaient deviner la logique.
C’était là que naîtrait la demeure fortifiée de Harian de Fénada.
Debout, légèrement en retrait, il observait sans mot dire. L’endroit n’avait rien de majestueux. Une simple butte surplombant les bois maigres d’un versant exposé aux vents, avec vue sur les terres basses — trop vastes pour être protégées, trop nues pour dissimuler quoi que ce soit. Il lui fallait pourtant y croire. S’y projeter.
Les plans avaient été déployés sur un chevalet de campagne, lestés par deux pierres plates. Les lignes tracées à l’encre noire, rigides, méthodiques, décrivaient un lieu que le monde refusait encore de faire exister. L’esquisse d’un bastion, aux murs sobres, à la cour étroite, aux ouvertures rares. Pas de décor. Pas de grâce. Un bastion, rien de plus.
Erwin avançait à pas lents le long de la première tranchée. Il prenait des mesures qu’il connaissait déjà, s’arrêtait parfois, levait la tête vers les nuages bas. Eberhard, consultait un rouleau de tissu enduit sur lequel il avait cousu des repères. Ils parlaient sans mots, à l’aide de gestes. Deux figures minérales dans un paysage sans contours.
Tout autour, le chantier peinait à respirer. Les blocs de pierre, trop lourds, attendaient des bras qui manquaient. Les madriers gondolaient sous l’humidité. Les cordes grinçaient contre les pieux. Rien ne se faisait sans effort. Rien n’était spectaculaire.
Et pourtant, quelque chose prenait forme.
Dans l’esprit de Harian, déjà, le bruit du vent se mêlait à celui du bois qui travaille. Il imaginait le portique d’entrée, les herses, la lumière rasante filtrant entre les créneaux. Il projetait des gardes là où il n’y avait encore que de la boue. Des feux dans l’âtre là où le sol n’était qu’un mélange de roche nue et de promesse.
Il n’y avait pas de certitude. Seulement une volonté posée sur de la pierre froide. Une volonté, et deux ingénieurs en noir, qui traçaient des lignes droites au cœur du néant.
Il fallait traverser la mer pour les rejoindre. Une mer lourde, changeante, qui gardait encore dans ses profondeurs l’écho des affrontements. Sur l’autre rive, loin de Port-Azur, loin de Frayir, s’élevait le Prieuré des Portes de la Grâce.
La Légion d’Argent, dans sa gloire muette, avait triomphé sur le sol étranger, sous les cieux d’Obéon. Une armée de morts, guidée par une volonté sans voix, avait renversé la peur comme on renverse une muraille trop vieille. Depuis, les navires ne cessaient plus d’accoster aux quais de Port-Argent. Ils apportaient moins de marchands que de pénitents.
Le Prieuré n’avait pas été prévu pour cela. Construit jadis à l’écart, entre les brumes des marais côtiers et les bosquets pliés par le vent salé, il abritait aujourd’hui des foules entières. Les chemins y menant étaient piétinés jusqu’à l’os de la terre. Des chapelets d’hommes et de femmes, couverts de suie ou d’eau bénite, s’agenouillaient dès la lisière, comme s’il fallait s’excuser d’approcher.
Et pourtant, les réprouvés les accueillaient.
Ils ne parlaient pas. Ne souriaient pas. Mais leurs gestes — lents, attentifs, répétitifs — faisaient œuvre de consolation. Ils recevaient les offrandes sans trembler. Relevaient les corps fatigués avec des bras sans chaleur. Et les vivants se laissaient faire.
Parmi eux, deux figures se distinguaient, non par leur stature, mais par leur constance. Sœur Minka, jeune et pétillante, se tenait chaque matin au seuil du prieuré, les mains toujours prêtes à nourrir les âmes en peine. Sœur Vanda, tout aussi pétillante et jeune, soignait et pansait les corps et les cœurs. Toutes deux ne disaient presque rien, mais leur présence tissait une stabilité rare au cœur de ce lieu entre deux mondes.
Ce n’étaient ni des prêtresses, ni des thaumaturges. Mais c’était à elles que les pèlerins confiaient leurs fièvres, leurs faims, leurs aveux. C’était par elles que passaient les gestes les plus simples — et donc les plus saints.
Dans le regard des vivants, les réprouvés inspiraient la crainte sacrée. Mais dans le regard des mourants, c’étaient Minka et Vanda que l’on cherchait.
Les prêtres du Céleste n’avaient rien ordonné. Pas encore. Le culte observait, prudent, incapable d’endiguer cette foi nouvelle née d’une victoire trop éclatante pour rester profane. Le sang avait coulé à Port-Argent. Mais c’est au Prieuré que la mémoire se plantait dans la pierre.
Ce furent finalement Père Nikodem et Zenobiusz qui se chargèrent des cérémonies. Ils ne les tinrent pas dans les salles closes du prieuré — mais dehors, à ciel ouvert, sur les dalles blanches entre les cyprès. Leurs voix, sobres, portaient loin. Ils invoquaient Lekki et le Céleste avec la retenue de ceux qui savent que l’évidence peut être un piège. Leurs gestes étaient codifiés, précis. Le rituel tenait, mais vacillait parfois sous le regard des morts.
Et dans le fond des cérémonies, lorsque la nuit tombait trop tôt, une lueur mauvâtre rampait sur les murs du prieuré. L’arkhal. Il imprégnait les pierres comme une sève inversée, subtile, sourde. Les vivants évitaient de le regarder trop longtemps. Les morts, eux, semblaient ne pas le voir.
Zenobiusz jetait parfois un œil dans cette direction, juste un instant. Puis il revenait à ses textes, comme si tout cela n’était qu’une ombre passagère. Mais Nikodem, lui, n’avait pas besoin de regarder. Il priait plus fort quand l’arkhal brillait plus fort.
Et la foi tenait. Pour l’instant.
Parmi les pèlerins, on comptait une majorité d’elfes. Venus de loin, par groupes silencieux, ils campaient dans les hauteurs, dormaient à même le sol. Ils priaient longuement, tête inclinée vers les cryptes où certains réprouvés, tombés après la bataille, avaient été inhumés — ou enfermés. Nul ne savait.
Les vivants, désormais, baissaient les yeux devant ceux qui ne respiraient plus. Il n’y avait plus de mépris. Plus de crainte. Seulement une étrange ferveur. Comme si, dans cette existence sans souffle, se trouvait une réponse que les vivants avaient toujours fui.