Chronique XII : Les Loups de Bélème

Pendant un an, Bélème tint bon. La ville s’était dressée dans la cendre et le sang, à l’ombre du monolithe, et les saisons avaient passé sans l’engloutir. Les hommes-bêtes, pour la première fois, restaient dans leurs repaires. Le commerce, d’abord timide, s’ancra dans les ruelles neuves. Les pierres sèches s’empilaient là où les ruines fumaient encore.

Il manquait pourtant quelque chose. Pas un mur, pas un portique. Une présence. Une assurance que l’ordre, fragile encore, tiendrait au prochain hiver.

Alors les Skogarmaor vinrent.


Ils n’étaient pas attendus par tous, mais par quelques-uns, oui. Grisou Von Pompon, noble homme-caniche, avait signé un contrat avec la société Vauned. Un décret entérina leur venue et leur installation en ville, dans une zone qui leur fut attribuée. Ils y plantèrent aussitôt leurs tentes, dressèrent des feux, suspendirent des crânes.

Tous étaient présents. Parmi eux, Skaldyr répondait à l’appel. Il fut le premier à poser le pied fièrement en Bélême, plantant la bannière rouge, sourire aux lèvres, tel un fier conquérant.

Trax, le chef de guerre, était aussi prêt qu’il pouvait l’être. Il allait et venait comme s’il avait toujours été chez lui.

Leif, le vétéran, s’appuya sur son arme comme on s’appuie sur un serment. Il ne dit rien, mais tout en lui parlait de promesses vieilles comme les pierres.

Fedkilling, le svardyr, se contenta d’un rictus. Son épaule était bandée, sa cotte de mailles réclamait un entretien, il ne semblait pas s’en soucier.

Thorkell était animé d’une fougue désinvolte digne d’un chien enragé. Les habitants de Bélême fuyaient déjà son regard provocateur.

Von Pompon, quant à lui, le poil toujours d’un blanc éclatant, fit un accueil des plus chaleureux aux siens. Rien ne le gênait dans leur comportement, bien au contraire.

Les Skogarmaor étaient des humains, mais plus vraiment. Sauvages, hirsutes, vêtus de fourrures épaisses, ils parlaient fort, frappaient sans prévenir, riaient sans raison. Ils venaient du nord, réunis sous le signe du sanglier, et ne reconnaissaient aucun chef. Ni caste, ni chef, ni roi : tous étaient égaux, tous féroces. Ils combattaient ensemble, buvaient ensemble, dormaient ensemble.

Les Skogarmaor tentèrent d’imiter les tours de garde organisés par la milice sous la coordination de l’homme-caniche. Ce fut peine perdue. Les Skogarmaor apparaissaient quand bon leur semblait, réglaient les troubles à leur manière, et réclamaient, en bons mercenaires, paiement à chaque service rendu. Mais leur présence suffisait. Quand un problème survenait, ils intervenaient. Radicaux, brutaux, efficaces. La population se tenait tranquille.


La ville n’avait pas demandé de commandement militaire. Elle le reçut malgré elle — et ne le regretta pas.

Certains habitants, d’abord méfiants face aux peaux de bête, aux accents rocailleux, aux armes toujours visibles, finirent par s’habituer à leur présence. L’ordre ne criait pas. Il grondait sous la surface, prêt à surgir au moindre trouble.

Le vent tournait sur Bélème. Non plus comme une menace, mais comme un souffle neuf, chargé de poussière et d’avenir.

La ville n’était pas belle. Pas encore. Ses rues étaient pleines de gravats, ses toitures incomplètes, ses murs tâchés d’effort. Mais elle tenait debout. Et c’était là, sans doute, sa plus grande victoire.

Sous les toiles tendues aux coins des places, les marchands étalaient des marchandises encore rares : grains exotiques, pots d’onguents, étoffes venues d’ailleurs. Les artisans, marteaux en main, redonnaient forme aux angles disparus. Les enfants recommençaient à courir entre les palissades. Des rires, encore hésitants, flottaient entre les chantiers.

Et partout, la présence discrète, mais constante, des Skogarmaor, prenant part à la vie en Bélême. Jamais gratuitement, mais toujours avec volonté et vivacité.

Même Von Pompom, dont nul ne savait vraiment d’où venait la légitimité, trouvait sa place, vaguant de l’hospitalerie à la milice et de son bureau chez Vauned au nouveau skali des Skogarmaor.

Et puis un soir, une étincelle.

Un feu, né d’un four mal éteint, prit dans un entrepôt de toile et de bois. Il s’étendit trop vite, la panique gagna les ruelles.

Mais les Skogs furent déjà là. Ils réclamèrent une compensation avant même d’agir. Dans la précipitation, on la leur promit. Alors, ils s’activèrent de bon cœur.

Trax abattit la première cloison en feu à coups de hache. Leif fit une chaîne humaine en deux cris. Fedkilling plongea dans la fumée pour ressortir avec un enfant dans chaque bras. Même Von Pompom organisa l’évacuation des bêtes. Il cria si fort que deux chèvres le suivirent jusqu’au puits.

Le feu fut contenu. Aucune victime.

Ce fut ce soir-là, à la lueur des braises éteintes, que le peuple de Bélème comprit. Ce n’était pas une garde étrangère. Ce n’était pas une garnison. C’était un rempart vivant. Et c’était le leur.


Lorsque l’hiver toucha à sa fin, que les routes devinrent à nouveau praticables et que les toitures ne fuyaient plus, Bélème se permit un moment de pause.

Pas de fête, ni de fanfare. Les habitants savaient encore le goût de la cendre. Mais ce jour-là, au pied du monolithe, une cérémonie fut organisée. Sobre, pierreuse, comme tout ce qui tenait debout dans cette ville.

On leur avait demandé de venir sans armures, sans tambours, sans cris. Les Skogarmaor s’étaient alignés sur la place, aussi calmes que possible, ce qui se traduisit par une bagarre traditionnelle, quelques cris et rappels à l’ordre ignorés. Aucun n’attendait d’honneur. Aucun n’y tenait vraiment.

Et pourtant.

C’est alors que s’avança le Trio de Fer, accompagné du bourgmestre.

Le Gardien, droit et fier, premier à les saluer. Le Coq, aux bottes boueuses, son large chapeau planté comme un étendard de labour, tenant à la main une gerbe de blé enrubannée. Et enfin, la Rectrice ad interim de la Tour de Narbogne, vêtue d’un manteau d’étude trop grand pour elle, mais dont le port avait conquis même les plus rigides.

Chacun prit la parole.

Le bourmestre remercia pour la stabilité, pour l’exemple donné, pour le sang qui n’avait pas coulé. Le Gardien remercia pour le soutien à la milice et la sécurité apportée, solide bien que coûteuse. Le Coq parla des récoltes, de la terre foulée sans peur, du bétail qui dormait tranquille. La rectrice, plus réservée, évoqua les savoirs transmis dans la tour grâce à la sécurité assurée au dehors. Elle salua non seulement la force, mais aussi l’endurance.

Ce fut tout.

Mais cela suffit.

Autour d’eux, les habitants commencèrent à applaudir. D’abord timidement, comme si le geste ne leur appartenait pas encore. Puis plus franchement, à mesure que les regards se croisaient, que les souvenirs revenaient. L’incendie évité. Les patrouilles dans la nuit. Le calme revenu.

Les Skogarmaor regardèrent la foule, impassibles et incapables de restituer la moitié des informations qui venaient de leur être transmises. Ils se tournèrent en direction de Von Pompon qui leur renvoya un pouce levé en guise de validation. Ils saluèrent le trio d’un traditionnel “sjuga skit”, salut incompréhensible pour la plupart des habitants de Bélème.

Ainsi s’acheva l’année des Skogarmaor à Bélème.

Ils n’avaient rien demandé. Ils avaient tout donné.

Et désormais, leur souvenir resterait entre les pierres, dans les greniers pleins, et les ruelles sûres.

Coécrit avec Joan Claus

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