Dans les vallons émeraude qui s’étendent entre Renanbourg et Caelanys, les nouveaux colons ont recommencés à vivre de la terre et du bétail. Au lever du jour, la brume estompait encore la silhouette des granges lorsque l’on vit, au loin, se dresser un être colossal d’écorce et de feuillage, comme sorti d’un vieux conte. Certains affirmèrent qu’un groupe de mystérieux voyageurs l’avait réveillé d’un profond sommeil. D’autres, plus sceptiques, y voyaient l’œuvre d’un hasard divin. Dans tous les cas, cet homme arbre, surnommé papy Feuillage, allait bouleverser la région.
Les premiers témoignages décrivent un géant figé, pieds enracinés dans un bosquet proche de la Forêt Rouge, cette vaste étendue boisée aux troncs teintés de rouille. Des rumeurs prétendent que des offrandes auraient été déposées à ses pieds par des mains inconnues. Des paniers de fruits, peut-être, ou quelques symboles destinés à flatter l’esprit d’une divinité sylvestre. Légendes ou vérités ? Personne n’a jamais vu ces offrandes de ses propres yeux. Seulement, un matin, le vieux colosse de bois s’était mis en marche.
— Je vous dis que je l’ai entendu craquer, comme un chêne en pleine tempête ! S’exclama un bûcheron nommé Herwald, en secouant la tête. Son voisin, les bras croisés, rétorqua d’une voix rauque.
— Et moi, je jure avoir aperçu ses yeux luire dans la pénombre, comme deux lanterne.
Dès l’instant où Papy Feuillage s’éveilla, la contrée sembla se métamorphoser. La terre autour de Renanbourg se couvrit de pousses vigoureuses. Les champs donnèrent soudain des récoltes incroyablement généreuses. De jeunes arbres grandirent à une vitesse insensée. Les habitants crurent d’abord à une bénédiction envoyée par la Dame. Les granges débordèrent de sacs de blé, la paille s’entassa devant les enclos, et les marchands affluèrent dans les villages pour acheter ces denrées inespérées.
— Ce don dépasse tout ce que nous avons pu imaginer, mère, s’émerveilla une fermière, les mains encore couvertes de terre. Sa mère, plissant le regard vers l’orée de la Forêt Rouge, répliqua :
— Méfie-toi. Les miracles ont parfois un prix.
Au fil des jours, Papy Feuillage rôdait silencieusement autour des villages. Bien que de constitution massive, il bougeait avec une lenteur majestueuse. Il ne parlait pas, ne faisait qu’observer la vie paysanne avec une curiosité muette. Les enfants le saluaient à distance, intimidés. Parfois, à la tombée de la nuit, un craquement sourd résonnait dans les sous-bois. On voyait l’ombre géante se fondre parmi les troncs rouges. Le lendemain, des bêtes sauvages manquaient à l’appel. On retrouvait dans les clairières de larges traces de racines entremêlées, comme si la forêt elle-même s’était mise à chasser.
Les rumeurs n’épargnèrent pas le clan des steppes dirigé par le Khan Audax Pardux, l’homme-lion. Son domaine s’étendait au-delà du fleuve, sur des plaines arides. Là aussi, Papy Feuillage s’était manifesté, pourtant sans affection particulière pour les tribus locales. On murmure que certains d’entre eux avaient tenté de nourrir un enfant de l’homme arbre avec leur propre sang, pensant gagner sa sympathie. Mais le geste, trop maigre, ne toucha guère le colosse. Quand il reparut, ce fut pour happer quelques colons isolés.
— Khan, nous avons retrouvé des traces d’écorces et ces empreintes étranges, expliqua un pisteur, le souffle court. Audax Pardux ne répondit pas d’emblée. Son regard doré se perdit au loin, vers l’horizon où se trouvait l’étrange Forêt Rouge. Le pisteur continua :
— S’il revient, nous devrons riposter.
Pendant ce temps, dans les fermes de Renanbourg et de Caelanys, l’abondance persistait. Les charrettes débordaient de blé, de fruits, et même de plantes médicinales rares. Des marchands racontaient que l’on voyait, au crépuscule, les frondaisons briller d’un vert surnaturel. Un soir, deux vigiles attardés crurent apercevoir Papy Feuillage avançant sous la lune.
— Il nous observe, j’le sens, grogna l’un.
— Tu crois qu’il nous veut du mal ? Demanda l’autre, le regard fixé sur la silhouette de bois.
— J’crois qu’il est trop vieux pour s’attacher à nos affaires d’humains.
En effet, Papy Feuillage ne s’était jamais vraiment engagé à protéger qui que ce soit. Son aide semblait plus le fruit d’une curiosité passagère qu’une alliance scellée. Plus d’un fermier, voyant la fertilité de ses champs, allumait des bougies pour le remercier. Mais quand des loups rôdaient ou quand un bandit s’aventurait la nuit, l’homme arbre ne répondait pas toujours.
Certains nobles, intrigués par ces richesses abondantes, voulurent proposer des alliances. On parla de récompenser un mystérieux groupe qui, selon des bruits de taverne, aurait permis l’éveil du géant. Une façon de leur offrir de la nourriture en guise de remerciement, disaient-ils, ou de célébrer leur contribution. Pourtant, personne ne sut jamais nommer clairement ces individus.
— Qu’importe, marmonnait un marchand. Tant qu’on profite de cette abondance, nous devrions tous leur être reconnaissants, qui qu’ils soient.