— Vous êtes des sacrilèges.
Les mots de l’instructeur résonnèrent comme des éclats de pierre dans le silence. Les cadets, alignés en rang devant lui, étaient immobiles, figés par le poids de ce jugement. Il était étrange de qualifier de cadets des individus ayant déjà atteint la maîtrise de leur Art, mais la guerre avait ses propres exigences. Un tel conflit ne pouvait être gagné par la seule bravoure. Les elfes le savaient. Pour espérer la victoire, il fallait franchir des limites qu’ils avaient autrefois juré de ne jamais dépasser. Il fallait envoyer au front ceux qui, à peine éclos à la vie, avaient été façonnés dans le feu des batailles. Mais qu’était un enfant dans une civilisation elfique ? À une époque marquée par des millénaires de paix, leurs vies semblaient infinies, comme si le temps lui-même leur appartenait. Cinq siècles n’étaient qu’un battement de paupières, un instant éphémère. Ils s’étaient longtemps cru invulnérables à l’urgence, jusqu’à ce que les navires des humains, sombres et menaçants, surgissent à l’horizon, brisant à jamais l’illusion d’éternité.
— Des sacrifices.
Le mot, bien que moins brutal, s’abattit sur eux comme une lame émoussée, traînant derrière lui une douleur sourde. C’était une vérité, froide et implacable. Ces jeunes mages avaient tout sacrifié : leurs croyances, leur insouciance, leurs vies, offertes sur l’autel des convictions de leurs aînés.
— N’oubliez jamais, continua l’instructeur, sa voix grave comme un tonnerre lointain, que notre civilisation prospérait, en paix, avant que leurs navires n’arrivent sur nos côtes. Les humains ont déclenché le conflit. Ce sont eux qui vous ont poussé dans vos derniers retranchements. Eux qui vous ont arrachés à vos familles, à vos existences paisibles. Ce sont eux qui vous ont donné ce statut.
Il marqua une pause, un silence cruel s’étirant entre ses mots. Puis, d’un ton tranchant, il conclut :
— Vous ne valez rien.
Les mots tombèrent comme un couperet, laissant derrière eux un vide oppressant. Aucun des cadets ne bougea. Pourtant, au fond de leurs cœurs, quelque chose brûlait, une flamme vacillante, alimentée par un mélange de honte, de colère et de résignation.
Sebille tenait le médaillon dans sa paume, ses doigts effleurant la surface froide de l’argent poli. C’était une pièce délicate, une œuvre d’art finement forgée. En son centre, une pierre d’Arkhal capturait la lumière en éclats changeants que seuls les initiés percevaient. Pour les elfes, même les plus humbles composantes devaient refléter une certaine perfection, un hommage à la beauté intemporelle. Ce médaillon, Sebille le possédait depuis des millénaires. Pourtant, elle ne l’avait jamais utilisé. Et elle ne le ferait jamais. L’idée même lui semblait intolérable, car cela signifierait qu’elle sacrifierait les derniers fragments de mémoire qu’elle conservait de Xylande. Et après ? Que resterait-il d’elle, une fois ces souvenirs réduits en fumée ?
La pièce où elle se tenait était un chaos organisé. Autour d’elle, ses affaires s’étalaient en un fouillis de parchemins, de livres et de bibelots. C’était là une scène familière à quiconque avait déjà observé la vie d’un elfe. Vivre si longtemps signifiait accumuler, non par avarice, mais par nécessité. Chaque objet, chaque page, portait une parcelle d’histoire, une trace du monde qu’ils voyaient dépérir lentement autour d’eux. Mais Sebille avait toujours trouvé un réconfort dans ses trésors de papier. Les livres, surtout, avaient une importance presque sacrée. Certains étaient plus anciens qu’elle-même, reliques fragiles qu’elle avait protégées du passage inexorable du temps grâce à des sceaux de préservation. Les lois du monde obligeaient un elfe à regarder la beauté faner et disparaître, mais un mage pouvait les plier à sa volonté. Et pour cela, elle acceptait les sacrifices.
Un soupir échappa de ses lèvres alors qu’elle contemplait le travail qui l’attendait. Ranger ces affaires, ces fragments de vie, semblait une tâche interminable. Depuis son départ de Val Londro, ses possessions étaient restées enfermées dans ses coffres. Il y avait un temps où les années s’écoulaient sans qu’elle y prête attention, mais côtoyer les humains avait changé sa perception. Ici, en Nouvelle-Vry, le monde semblait évoluer à une vitesse vertigineuse. Même le Castel du baron, encore inachevé, témoignait de cette effervescence. Mais les quartiers de vie étaient prêts, et on lui avait assigné une chambre.
Les objets qu’elle avait emportés avec elle, vestiges d’un passé presque oublié, murmuraient des souvenirs à son cœur. Leur constance immuable contrastait cruellement avec le monde mouvant qui l’entourait. Détruire ces reliques, se débarrasser de ce poids, aurait sans doute apaisé la douleur. Mais comment se résoudre à un tel acte ? L’idée de brûler ces fragments de vie lui serrait la poitrine. Ils étaient une part d’elle-même, une ancre dans la tempête du présent. Et, même si cette nostalgie pesait lourd, elle ne pouvait se résoudre à s’en séparer.
Xylande se tenait à côté de Sebille, son sourire était charmant mais empreint d’une inquiétude qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Autour d’elles, l’air était saturé de l’odeur âcre de la cendre et de la chair brûlée, une symphonie macabre de feu et de mort. Sebille serrait les poings, encore fumants, tandis que ses yeux rougeoyaient d’une colère si intense qu’elle incendiait son âme. À ses pieds, des corps humains méconnaissables, réduits à des formes grotesques, liquéfiés par sa rage et les flammes qu’elle avait invoquées.
Trop tard. Elles étaient arrivées trop tard. Les elfes massacrés gisaient au milieu du charnier, mêlés aux restes informes de leurs ennemis. Cette vision, une insulte insupportable, ravivait la haine dans le cœur de Sebille. Comment ces démons osaient-ils partager leur chair abjecte avec celle de son peuple ? Le mélange était une profanation. Une insulte. Et tout cela était de sa faute.
Mais au lieu du remords, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une satisfaction amère devant ce spectacle funeste. Son sourire cruel contrastait avec l’expression préoccupée de Xylande.
— Si on ne vaut rien, alors ils valent encore moins que nous ! cracha Sebille, sa voix pleine de hargne.
Sa colère était un brasier dévorant, nourri par des souvenirs douloureux et une haine qui la rendait insensible à son propre environnement. Les battements de son cœur résonnaient dans sa tête comme un tambour de guerre, accompagnés par la chaleur suffocante du feu et l’odeur omniprésente de l’agonie. La force brute de ses émotions activa encore une fois le sceau gravé sur son armure, le faisant briller d’une lueur intense, alors qu’il aurait dû rester inerte. Tel était le pouvoir de la haine que l’on avait instillé en elle. Ses mains s’embrasèrent à nouveau, et un torrent de flammes consuma les cadavres autour d’elle pour les séparer à jamais dans l’individualité de la cendre.
Malgré la chaleur du brasier, une main se posa sur son épaule. La fraîcheur de son contact s’élevait en vapeur dans un sifflement.
— Sebille.
La voix de Xylande était douce et rassurante. La colère de Sebille se dissipa soudain, remplacée par le clapotis de l’eau. Il est vrai qu’elles se trouvaient dans un port, et d’un coup d’œil, elle remarqua l’océan. La mer s’étendait au loin, et une brise légère adoucissait l’atmosphère. Mais ce n’était pas la mer qu’elle avait entendu. Le sceau au poignet de Xylande brillait faiblement, perdant peu à peu sa lueur bleutée. Sebille ne l’avait pas entendue incanter, tant sa colère assourdissait ses sens.
— Tes parents étaient pêcheurs, n’est-ce pas ? Cela a dû être difficile, d’habiter si près des côtes.
Les paroles de Xylande étaient maladroites et déplacées, mais son ton restait empreint de bienveillance. Sebille la regarda, les mâchoires serrées, sachant pertinemment qu’elle compensait son inaptitude à rassurer les gens avec sa magie d’hydromancienne.
— Ils sont morts ! À cause d’eux ! hurla-t-elle.
Elle aurait voulu exploser de nouveau, mais une force invisible enveloppait ses émotions, comme un bouclier. Xylande l’avait protégée d’elle-même, tout en protégeant les autres de sa colère. Mais ses mots avaient ravivé des souvenirs qu’elle s’efforçait d’enterrer depuis des millénaires. Elle revit sa silhouette frêle d’enfant, avançant à pas vacillants au milieu des cadavres. Les visages de ses parents, perdus dans le charnier, se superposaient à ceux de toutes les victimes qu’elle avait vues depuis, dans les innombrables conflits qui avaient suivi.
— Sebille, désolée. J’aurais voulu que mes mots suffisent. Désolée.
La voix de Xylande était tremblante, son sourire s’effaçant pour laisser place à une tristesse profonde. Puis elle ajouta, presque dans un murmure :
— Tes yeux, Sebille.
Sebille fronça les sourcils, agacée par cette transition soudaine. Il y avait quelque chose de profondément irritant dans la manière dont Xylande passait brusquement d’une émotion à l’autre, ou d’un sujet à l’autre. Ne voyait-elle pas la situation autour d’elle ?
— Quoi, mes yeux ?
— Ils sont verts. Tu sais que le vert symbolise la renaissance ? Le cycle de la vie et de la mort, de l’espérance et du malheur. Je préfère la partie positive, mais ce tout fait partie de toi. Et je l’accepte. Tu pourrais retrouver un équilibre, si tu essayais.
Les épaules de Sebille s’affaissèrent légèrement, un geste infime, imperceptible. Xylande avait le visage de plus en plus rouge, mais l’atmosphère était étouffante.
— Tu as des yeux magnifiques.
Un grognement de dépit s’échappa des lèvres de Sebille. Dans un mouvement brusque, elle libéra son épaule de la main de Xylande et se détourna du charnier encore fumant. Son amie la rattrapa en l’appelant d’un ton désespéré. Dans sa main tendue, un médaillon en argent poli, enchâssé d’une Arkhal, scintillait doucement.
— Je l’ai fait pour toi. J’aimerais que tu l’utilises pour créer quelque chose qui te protégera en mon absence. Si jamais…
— Ne finis pas cette phrase !
À l’époque, elle avait prononcé ces mots avec violence. Sebille n’avait jamais su trouver les mots rassurants, ni la douceur, ni l’amour dans ses paroles. Même aujourd’hui, quand elle faisait preuve de tendresse, ses sentiments sonnaient faux, creux, comme si les flammes qu’elle avait laissées éclater autrefois avaient consumé tout ce qui vivait en elle, ne laissant derrière elles qu’un désert de cendres et de vide.
Ce n’est que maintenant qu’elle remarqua que les gravures de son médaillon s’étaient effacées avec les années. À force de le caresser de son pouce, les motifs s’étaient lentement usés, devenant des échos flous de ce qu’ils avaient été. Combien de fois avait-elle dû déballer ses affaires et s’installer dans un endroit inconnu, toujours étrangère au monde qui l’entourait ? Le miroir devant elle renvoyait son reflet et son visage impassible. Elle n’avait jamais pris le temps de s’enraciner quelque part, ni de tisser des liens profonds avec quiconque. Tant d’opportunités perdues qu’elles ne reverra jamais, détruites par les flammes.
Des flammes dévorantes qui dansaient tout autour d’elle, une tempête infernale, une fresque écarlate où se mêlaient la mort et le sang vaporisé en brume d’agonie. Les vents, chargés d’une chaleur écrasante, faisaient éclater l’air comme sous le courroux d’un ange vengeur. Et c’est ce qu’elle était devenue : parjure et sacrilège, avec pour seule arme une rage divine.
Son bras droit était enveloppé par un feu incandescent, mais au lieu de chaleur, elle ressentait une morsure glaciale. Le pouvoir qu’elle avait invoqué cherchait à la déchirer de l’intérieur. Ce pouvoir n’était pas le sien. Sebille l’avait arraché aux cieux, un fragment du domaine des dieux placé entre les mains d’une mortelle. Une destruction céleste, un massacre sacré. Toute la haine, toute la foi d’un peuple réduit à l’agonie par les hommes et les démons, compressée, malaxée, puis libérée dans une explosion divine.
Dans les rangs ennemis, les corps s’envolaient, carbonisés avant même de toucher le sol. Les murailles de Caer Khol tremblaient sous les assauts, mais le véritable chaos émanait d’elle. Sebille vivait une agonie sacrée : chaque respiration incendiait l’air autour d’elle, chaque pulsation de son pouvoir suintait comme une plaie béante.
Elle n’avait reçu aucune autorisation pour utiliser l’ultime sacrilège. Mais face au bourreau qui avait rasé le Castel Vermeil, ce lieu qui l’avait accueillie lorsqu’elle n’avait plus rien et qui l’avait forgée, reconstruite comme l’arme ultime du royaume elfique, pouvait-elle répondre autrement qu’en laissant éclater sa haine ? Et cette haine avait la chaleur du soleil. Alors, quand une goutte d’eau atteignit son épaule, celle-ci explosa dans une détonation assourdissante, teignant l’air d’une brume carmin.
Sebille ne savait pas combien d’humains étaient morts par sa volonté. Le cratère fumant et la traînée de cendres au pied des murailles laissaient présager des centaines de victimes. Pourtant, au milieu de cette guerre où anges et démons s’entre-déchiraient, le pouvoir qu’elle avait déchaîné n’était qu’une étincelle dans un brasier cosmique.
D’un geste, elle porta une main à son épaule. L’odeur de la chair calcinée et les spectacles macabres qu’elle laissait dans son sillage la rendait, depuis très longtemps, indifférente. Pourtant, elle sentit sous ses doigts une texture familière qui l’écœura : de la chair liquéfiée.
Son regard embrumé parcourut les alentours. De la suie tapissait la pierre, souvenir de l’explosion qui avait calciné les corps recroquevillés de son unité. Elle ne ressentait plus de colère. Pas cette fois. Seulement un vide écrasant.
Après tant de millénaires passés à nourrir sa haine, celle-ci étant maintenant disparue, Sebille ne savait pas ce qu’elle devait ressentir. Son regard s’arrêta sur un corps, à ses pieds. Une elfe. Ses cheveux blonds, qu’elle connaissait bien, avaient été volés par les flammes. Un côté de son visage était calciné, mais l’autre était intact. Sebille distinguait encore un œil de la couleur de l’ambre solaire, lumineux malgré l’horreur, et un sourire figé.
Puis, elle remarqua les gouttes. Elles perlaient de cet œil intact, comme des larmes silencieuses. Sebille s’en interrogea. L’atmosphère elle-même avait été carbonisée, toute humidité annihilée par ses flammes. Et pourtant, Xylande pleurait. Un dicton lui revint en mémoire : l’ambre, disait-on, représente les larmes pétrifiées du Céleste.
Sebille sentit une brûlure différente sur ses joues, une chaleur qu’elle avait oubliée. Xylande ne pleurera plus jamais. C’était ses propres larmes qui se déversaient sur le visage de son amie.
Elle se tenait face au miroir, figée dans un mélange de douleur et d’effroi. Le reflet violet de son bras tranchait violemment avec la pâleur de sa peau, tandis qu’une douleur aiguë martelait son front, comme une lame s’enfonçant sans répit. Ses yeux, baignés de larmes, n’étaient plus ce vert tendre que Xylande aimait tant. Si vivant autrefois, ils avaient été teintés de la couleur de son péché. Pourtant, même ainsi, elle savait que Xylande aurait trouvé en eux une beauté poignante, car là où Sebille avait été nourrie par la haine, c’était l’amour qui avait soutenu son amie dans les heures les plus noires de Frayir.
À présent, comment pouvait-elle haïr quelqu’un d’autre plus qu’elle ne se haïssait elle-même? Cette pensée s’effritait sous une tristesse glaciale, comme une pluie froide déposant lentement une chape de glace sur son cœur. Mais même sous cette prison gelée, une étincelle persistait, crépitante, fragile, témoin d’une folie qui s’embrasait lentement.