Sous le gantelet de fer

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Il était las, profondément lassé, une fatigue qui s’insinuait jusque dans les replis de son âme immortelle. Même ici, au cœur de son sanctuaire de la tyrannie, Malzoth goûtait l’amertume de l’insatisfaction. Son trône d’acier noir rayonnait d’une majesté austère, mais ses lignes sévères et menaçantes ne lui inspiraient plus qu’un gouffre silencieux, pesant comme une chaîne invisible. Sa forteresse de métal, colossale et indomptable, surpassait même le bastion de son père. Et pourtant, ses murailles, érigées dans la souffrance et le sang des esclaves, semblaient autant des prisons que des boucliers. Elles ne protégeaient rien d’autre que son ennui.

Frayir vivait dans un silence accablant depuis les guerres démoniaques. Deux mille ans d’immobilité, de paix stérile. Son peuple, les peaux-vertes autrefois indomptables, s’était réduit à une parodie de sa grandeur passée. Les hommes-bêtes et les nomades humains qui avaient joint leur cause partageaient cette torpeur, prisonniers d’une époque où il n’y avait plus d’ennemis dignes de ce nom. Les Anges, ces êtres arrogants qu’il rêvait d’anéantir, restaient dissimulés derrière les royaumes humains et elfes, en sécurité dans leurs citadelles, inaccessibles aux barbares du Nord. Même son père, Soznog, semblait avoir accepté ce statu quo insupportable.

Malzoth n’était pas satisfait. Son peuple avait failli. Leur mollesse, leur satisfaction de récolter les miettes dans de vains conflits frontaliers, était une honte qu’il ne pouvait tolérer. Et les guerres de pouvoir auxquels ils se livraient n’étaient que des querelles futiles, des disputes d’animaux pleutre qui feulaient sans jamais mordre. Pathétique. Les guerriers qui autrefois faisaient trembler les royaumes n’étaient plus que des pilleurs sans envergure, gonflant leur orgueil pour masquer leur insignifiance. Il se souvenait d’un autre temps, un âge où les conquêtes se succédaient comme les battements d’un tambour de guerre. Les tribus s’élevaient sous la bannière de chefs imposants, enivrés par des rêves de suprématie, de violence et de sang. À cette époque, la foi des plus puissants coulait dans ses veines comme un feu liquide, amplifiant son pouvoir d’une divine béatitude. Aujourd’hui, cette flamme s’éteignait doucement, étouffée par la médiocrité ambiante.

Le problème n’était pas la mixité des peuples. Les hommes-bêtes étaient féroces, et les humains, malgré leur physique ingrat, excellaient par leur ingéniosité. Mais aucun n’émergeait. Aucun ne portait en lui cette étincelle capable de rassembler les tribus éparpillées, d’éveiller le frisson de la guerre et de raviver les tambours de la conquête. Frayir avait besoin d’un mortel hors du commun, d’une figure assez puissante pour unir les clans et forger une conquête qui ferait trembler le continent. Mais personne n’était capable de briser les remparts de peur et de lâcheté derrière lesquels se retranchaient les adversaires qu’il désirait tant affronter aux côtés de ses frères et de sa sœur. Et peut-être, qu’en défiant l’impossible, en réclamant une victoire si glorieuse qu’elle défierait les cieux, ils parviendraient enfin à arracher leur père à son silence.

— Chef?

La voix nasillarde de son serviteur brisa le silence et tira Malzoth de sa torpeur. Dos tourné, il contemplait toujours son trône, massif et imposant dans l’ombre de la citadelle. Il ne faisait jamais face à ceux qui osaient venir le déranger. Ce n’était pas par mépris ou indifférence, mais par ruse. Un stratagème calculé pour semer la graine de la rébellion dans le cœur de ses sujets. Il la sentit germer presque immédiatement. Cette tension imperceptible, cette étincelle d’audace qui naissait dans l’esprit du gobelin derrière lui. Ce dernier, en contemplant la silhouette colossale de son dieu, laissait ses pulsions de rébellion, son orgueil et sa violence se cristalliser en une infime énergie. Une maigre impulsion, négligeable et pourtant si révélatrice.

Autrefois, un sentiment aussi insignifiant aurait été un affront suffisant pour que Malzoth écrase cette flammèche sans hésitation, méprisant ce manque flagrant d’ambition. Mais aujourd’hui, même cette étincelle infime avait une saveur amère qu’il ne pouvait s’empêcher de savourer. Lui aussi, il s’épuisait. Une peur rampante s’accrochait à lui, la peur de sombrer dans la même apathie que son père. Et dans cette peur, il se surprenait à aspirer goulûment ces éclats de pouvoir, aussi infâmes soient-ils, comme un condamné rongeant des miettes pour survivre. Cette image de lui-même, prosterné et humilié, l’écœurait plus profondément que tout.

Puis, il sentit la flamme du gobelin s’embraser. Une décision, un geste. Le froid mordant de l’acier entra en contact avec ses muscles dorsaux. Le geste était inattendu. Malzoth, malgré toute sa prescience, n’avait pas prévu que cette insignifiante étincelle puisse se muer en acte. Mais aucune goutte de sang ne jaillit. Pas même un cri. La lame s’écrasa contre sa peau noire avec un bruit sec, comme si elle avait heurté une armure d’acier. Impassible, Malzoth n’avait même pas sourcillé. Pourtant, au fond de lui, un mélange de satisfaction et de mépris se mêlait dans un torrent tumultueux.

— Ah… Crotte.

La panique vibrait dans la voix nasillarde du gobelin, tandis que le claquement métallique de l’arme tombant au sol résonnait dans la salle. Malzoth pivota lentement, ses mouvements empreints d’une lenteur calculée. La flammèche qui avait brièvement illuminé le cœur de son serviteur s’éteignit aussitôt, noyée sous une marée de peur et de panique. Le petit être restait figé, incapable de faire un geste, ses yeux rivés sur l’arme abandonnée à ses pieds. Une dague de fer simple, grossière, tordue par l’impact.

Inadmissible. Une vague de colère pure submergea Malzoth, une chaleur écrasante qui enflamma ses pensées. En tant que dieu de la tyrannie et de la domination, il percevait chaque envie de rébellion, chaque désir de pouvoir, comme un écho vibrant dans son esprit. Mais il était hermétique à la stupidité crasse de ses sujets. Et stupide était un terme bien trop faible pour qualifier ce gobelin tremblant devant lui, émettant des piaillements plaintifs.

— Inadmissippp’ ! rugit-il, sa voix résonnant comme un tonnerre dans la salle.

En d’autres temps, ce geste insignifiant l’aurait amusé. Il aurait ri d’un tel affront et aurait gardé le gobelin comme bouffon, destiné à distraire son cercle de partisans. Mais quels partisans lui restaient-ils, désormais ? Des chefs de guerre enflés par l’oisiveté et la vanité, des ombres craintives qui baissaient les yeux devant lui. Et parmi eux, ce gobelin aurait presque pu se distinguer, simplement parce qu’il avait osé lever la main contre son dieu. Mais cette bravoure, fragile et mal guidée, était pour Malzoth la plus grande des humiliations. Il posa son regard brûlant sur le misérable être.

— Une simpl’ dague… C’est la tout s’que vous z’êtes dev’nus !? Vos z’esprits s’sont ramollis en même temps qu’vos corps durant s’dernier millénaire ?

Sa main massive s’abattit sur le crâne du gobelin. Les veines de ses bras saillaient, gonflées d’une rage froide par chacun des battements de son cœur.

— Comment qu’tu penses qu’mon père a tué son premier dragon, avant qu’il forge une lame dans ses crocs et ses z’écailles ?! Avec des griff’ aussi pathétique que celles-ci ? sa voix s’éleva, grondante, emplissant la pièce d’un écho assourdissant. Non ! Y’l’a fait avec ses convictions, et la foi des millions d’peaux vertes qui l’suivaient !

Il resserra son poing autour du crâne du gobelin. L’être gesticulait, ses bras maigres s’accrochant désespérément au poignet de Malzoth. Mais sa lutte était vaine. Son dieu, implacable, le souleva du sol comme s’il ne pesait rien. Les protestations étouffées du gobelin atteignirent un sommet, sa nuque s’étirant douloureusement sous la tension.

— Z’avez oublié s’que ça signifie la véritab’ foi ! gronda-t-il, sa voix emplie d’un mépris abyssal.

Et dans un éclat brutal, son poing se referma. Un craquement sourd, suivi d’un bruit écœurant de chair éclatée, résonna dans la salle. Le corps du gobelin convulsa une dernière fois, avant que ses bras ne retombent, inertes, le long de son corps.

Le sang dégoulinait entre les doigts de Malzoth, fluide et chaud, tout comme la colère sourde qui suintait de lui. La dépouille pitoyable à ses pieds n’avait aucune valeur, rien d’autre qu’un rappel amer de la décadence de son peuple. Mais cet acte insignifiant et pathétique avait ravivé en lui un brasier presque éteint. Les dernières braises de sa fierté flamboyaient à nouveau. Malzoth ne sombrerait pas dans la torpeur. Un grondement monta de sa gorge, résonnant comme une avalanche dans les échos de sa forteresse.

— L’âge du soleil ? rugit-il, sa voix vibrant comme un tonnerre. Vous connaissez rien à mon peupl’ ! Bientôt viendra l’âge d’la conquête !

Sur ces paroles, il s’arma, vêtu de bronze et de cuivre, un contraste saisissant contre l’ébène de sa carnation. Il saisit son bouclier d’écaille et sa lance, une pique ornée d’un croc pourpre. Puis, sans un regard en arrière, Malzoth quitta sa citadelle. Dans l’immensité des steppes, sous un ciel glacé, l’ennui et l’apathie cessèrent enfin de l’enchaîner. Monté sur son destrier noir, il galopait au rythme de son cœur, empli d’une résolution féroce. Sa course solitaire attira ceux qui partageaient son mépris pour cet âge de peur et de lâcheté, ceux qui avaient entendu l’appel de leur dieu résonner comme un coup de tonnerre : un appel à la révolution, à une conquête oubliée, qui renaissait lentement dans leurs âmes.

Ils vinrent, bravant les flocons fondants de la toundra, chevauchant aux côtés de Malzoth, animés par un même désir incandescent. Ces terres sauvages, au Nord, terres indomptées que seuls les peaux-vertes avaient osé revendiquer, abritaient les défis les plus impossibles et les bêtes les plus impressionnantes. C’était là, dans cette immensité glacée, que le feu de la victoire renaîtrait, alimenté par des épreuves qui forgeraient à nouveau leurs âmes guerrières. Malzoth, chevauchant en tête, promettait de transformer l’exil en un rite d’acier et de sang. Il ne permettrait pas à son peuple de sombrer dans l’apathie des autres races. Non, les peaux-vertes s’endurciraient, conquérants et invaincus. Et lorsque leur feu embraserait les steppes, leur gloire résonnerait à travers Frayir, balayant l’âge de l’amertume pour ouvrir celui de la tyrannie, des bêtes, de la violence, des complots et de la victoire.

Leurs lames ne connurent jamais le repos. Lancés par la volonté implacable de leur dieu, les fidèles de Malzoth défièrent les tribus orgueilleuses et traquèrent sans relâche la faune titanesque de la toundra. Le sol gelé se tapissa de cadavres, mêlant peaux-vertes, hommes-bêtes et humains dans une fresque macabre. Chaque victoire enrichissait leur trésor morbide : des crânes de Jotunn, des écailles luisantes de Wyrms, des défenses de Mammouths Tempête, et les crocs immenses des Ursithères, ours titanesques à la fourrure blanche comme la neige des pics montagneux.

Les clans se disloquaient, les familles s’éteignaient dans le tumulte des batailles, mais les survivants continuaient, portés par le cri de la victoire. Les chasseurs qui accompagnaient Malzoth ne vivaient plus que pour l’écho d’un âge révolu, une époque qu’ils n’avaient jamais connue mais qu’ils ressentaient à travers l’âme indomptable de leur dieu. La douceur de la soie et l’or des marchands de Val-Étoile avait perverti ses anciens partisans. Ceux-là, faibles et complaisants, avaient été balayés par le gantelet de fer de Malzoth, remplacés par des âmes affamées de gloire.

Pourtant, une vérité pesait lourd dans l’esprit du dieu de la tyrannie : il n’était pas, et ne serait jamais, Soznog Plant’Draka. Ses frères et sa sœur le méprisaient autant qu’ils reconnaissaient sa volonté. Il avait hérité de la ténacité de leur père, mais pas de sa puissance. Pas un dixième de sa force. Là où Soznog, d’un simple geste ou d’une parole, pouvait unifier toutes les tribus nomades en une armée colossale, Malzoth devait se contenter d’une poignée de fidèles, aussi féroces soient-ils. Et pourtant, il galopait. Car son père restait silencieux, perdu dans une léthargie qu’aucun appel n’avait encore brisée. C’était aux enfants de Soznog de lui rappeler que sa nature était éternelle. Que le trône de la conquête ne devait jamais être abandonné.

Et ce trône, quelle merveille, quelle abomination sacrée. Un siècle de victoire avait suffi pour lui donner l’apparence d’un monument à la conquête. Chaque ossement posé dans la pièce était un souvenir, une relique d’une victoire passée, une flamme nourrissant l’éclat éternel de Soznog. Assis au sommet de cette montagne d’ivoire fossilisée, le dieu des conquérants trônait, entouré des restes figés de cinq dragons, leurs crânes massifs lovés autour de lui comme des gardiens pétrifiés par son aura.

Les yeux de Soznog étaient fermés, mais sa posture irradiait une autorité écrasante. Ses poings massifs, crispés sur sa hache, semblaient prêt à s’animer et à frapper. Ses lèvres, tordues en une grimace figée, laissaient entrevoir des crocs luisants comme des lames. Sa peau, une cartographie de ses victoires, où la chair tuméfiée de ses cicatrices recouvrait l’entièreté de son corps.

Malzoth avançait lentement dans cette pièce, traînant derrière lui son trophée : le squelette d’un serpent titanesque rivalisant en grandeur avec les dragons, dont la colonne vertébrale était hérissée de pointes osseuses. Avec effort, il posa le squelette sur un amoncellement d’ossements lustrés, nettoyés avec un soin presque religieux. L’ensemble de la salle était un autel monumental, une cathédrale dédiée à la victoire, où chaque trésor d’ivoire hurlait la gloire de leur peuple. Quand le squelette trouva sa place dans cet édifice sacré, Malzoth crut apercevoir les paupières de son père trembler.

— Bientôt, père, murmura Malzoth, la voix grondante comme un écho d’orage. On va aller sur s’nouveau continent. Quand ta voix percera les vents d’la toundra et qu’elle ralli’ra notre peuple, alors l’âge d’la conquête s’abattra sur Obeon.

Soznog resta immobile mais Malzoth était certain, absolument certain : un jour, sa dévotion serait récompensée. Un jour, les tambours de guerre résonneraient à nouveau, vibrant comme un orage à travers Alros. Ils chanteraient la gloire des conquêtes que les peaux-vertes, si longtemps oubliées, avaient jadis embrassées avec ferveur. Ils rappelleraient à un monde décadent, aux civilisations engourdies par leur arrogance, que leur peuple n’était pas une simple nuisance à écarter d’un geste négligent, mais une tempête inexorable prête à les engloutir.

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