Les hommes-bêtes grouillaient au pied des murailles de Port-Argent, une masse informe de crocs, de sabots et de rage. Comme une marée noire, ils se heurtaient en vagues furieuses contre les falaises de pierre érigées par les elfes. Sous la bannière du Ka Lûa Ikongar, les tribus unifiées lançaient régulièrement des assauts terrifiants, une avalanche de mort et de désolation orchestrée avec une précision troublante. Si les colons de l’intérieur des terres avaient appris leurs aisance avec les tactiques de guérilla, la légion elfique, postée à Port-Argent, avaient découvert l’ampleur de leur art du siège. Chaque manœuvre, chaque assaut trahissait une expérience acquise contre d’autres forteresses. Leur ténacité et leur génie militaire témoignaient de victoires passées sur des cités d’un âge révolu, sans doute aujourd’hui réduites en cendre depuis bien longtemps car les terres découvertes d’Obeon n’ont montrés aucune trace de civilisation active.

Thariel observait, préoccupée. Elle savait que la troisième légion de Bal Thirdas devait briser ce siège avant qu’il ne s’installe durablement, avant que cette engeance ne rende la région impraticable pour les colons. Si les hommes-bêtes triomphaient, la Première Route serait perdue, interrompant le flot de colons et les convois de marchandises à destination de Bélème. Le Ka Lûa Ikongar était conscient de cette réalité et c’était sans doute pour cela que, malgré les pertes colossales à chaque assaut, leur motivation ne faiblissait jamais. Protéger Port-Argent à tout prix était un devoir impérieux. Sans la ténacité de Thariel, la légion aurait déjà été contrainte de se retrancher derrière les deuxièmes murailles de la cité. Ces remparts intérieurs, dernier refuge des premiers colons d’Obeon, protégeaient la vie citadine de Port-Argent. Mais pour l’instant, les défenseurs tenaient bon, bien que le Ka Lûa Ikongar, avec ses stratégies implacables, semblait prêt à user jusqu’à la dernière pierre de ces falaises séculaires.

Elle se tenait au sommet des murailles, droite et imposante, immobile comme une statue de pierre. Ses ailes, des éclats de lumière liquide, flottaient dans l’air comme si elles obéissaient à un souffle invisible et esquissaient une danse silencieuse dans les hauteurs. Sous une capuche dorée, son visage masqué de fer était dissimulé aux regards curieux. Son corps angélique, chef-d’œuvre de pureté divine, était enseveli sous une armure épaisse, un rempart qui ne servait qu’à protéger les regards mortels. Elle, l’une des cinq êtres angéliques à avoir survécu à la guerre du Fléau, n’avait nul besoin de ces protections. Elles étaient une prison forgée non pour sa chair, mais pour la vision insoutenable de sa nature divine. Car contempler Thariel dans toute sa splendeur revenait à plonger dans l’infini, un abîme d’éclat et de terreur que l’esprit mortel ne pouvait supporter sans sombrer dans la folie.

Elle sourit intérieurement, amère, en observant la horde grouillante des hommes-bêtes. Thariel songea avec ironie que ces créatures innombrables, déferlant comme une vague de chaos et de destruction, évoquaient eux aussi une image de l’éternité, mais une éternité brutale et sans décence. Contrairement à elle, ils n’avaient pas la sagesse de se dissimuler.

Leur obstination était aussi une source de grande frustration pour Thariel. Sa mission divine était claire : protéger les bastions de la foi solaire des forces païennes et des ténèbres menaçant l’ordre et la lumière. Et pourtant, malgré la noblesse de sa mission, une ombre de doute l’habitait. Sa présence à Port-Argent n’était pas dictée par la simple volonté de défendre cette cité contre la marée des ténèbres. Elle était ici parce qu’un autre dessein, plus secret, lui avait été confié par Valorius. Mais en ce moment précis, alors qu’elle contemplait le champ de bataille, Thariel ne pouvait échapper à sa nature profonde. La honte l’effleurait comme un vent glacial. Ses ailes se déployèrent légèrement, frémissant dans la lumière déclinante. Elle savait que sa mission réelle s’éloignait de ce rôle protecteur qu’elle incarnait. Pourtant, son instinct triomphait toujours. Car au plus profond d’elle-même, Thariel restait avant tout une gardienne prête à affronter l’abîme pour protéger ce qui ne devait jamais être perdu.

Le cor de la Troisième Légion résonna, un appel qui fit trembler l’air au-dessus des imposantes portes de bois. En réponse, les soldats massés en contrebas hurlèrent leur colère. Elfes et humains, jadis divisés par des siècles de méfiance, étaient désormais unis par un devoir commun, celui de défendre leur cité coûte que coûte. Thariel sentit son âme s’emplir de cette dévotion. Chaque cri, chaque prière offrait un fragment d’énergie à sa lumière divine. L’éclat qui irradiait de sa présence s’intensifia, un phare d’espoir pour ses alliés, une menace écrasante pour leurs ennemis. Elle était la matérialisation de leur foi, et leur ferveur alimentait son pouvoir.

La Legio III Fracta Astra, dont l’emblème est une étoile brisée, portait un lourd fardeau. Son surnom, la Légion Brisée, évoquait autant ses blessures passées que la résilience qui en avait émergé. Thariel se souvenait bien de son histoire. Lors de la guerre du Fléau, cette légion avait été la première à ouvrir ses rangs aux humains repentis. C’était aussi la première à avoir subi les manigances des démons. À l’époque, alors que la légion était en poste dans un bastion d’une importance capitale pour la défense de Frayir, plusieurs officiers humains, dissimulant en eux l’ombre corruptrice des démons, avaient orchestré une trahison. Par leur manigance, les portes de la ville furent ouvertes aux troupes démoniaques. Bien que la Troisième Légion résista avec héroïsme, elle fut submergée. Des centaines de soldats tombèrent, et la légion dut battre en retraite, offrant ainsi aux forces démoniaques une avancée décisive sur l’ancien continent.

En réponse à cet échec, le légat Bal Thirdas, désormais surnommé l’Exécuteur, ordonna la mort des officiers responsables, ainsi que de certains autres accusés d’incompétence. Cette décision, bien qu’impitoyable, avait été nécessaire pour restaurer l’ordre et éviter que le doute ne sape davantage les fondations de la légion. Mais le prix fut lourd et une fracture morale profonde marqua les survivants. Aujourd’hui, Bal Thirdas a transformé cette douleur en force. Sous son commandement, la Légion Brisée a prouvé à maintes reprises que même les étoiles fendues pouvaient briller à nouveau.

Et avec quel éclat ! Cette renaissance, cette discipline inébranlable, cette volonté farouche, Thariel en était le témoin lumineux. Lorsque les portes s’ouvrirent, les hommes-bêtes, déjà harcelés par les projectiles des archers et les sceaux dévastateurs des magus postés à ses côtés sur les remparts, firent face à une vision d’effroi. La charge de la Troisième Légion, montée sur leurs destriers cuirassés, s’abattit sur eux tel un marteau divin. Le fer de lance brisa les lignes ennemies dans un fracas assourdissant, ouvrant la voie à l’infanterie qui s’engouffra dans les rangs désordonnés des hommes-bêtes. Les légionnaires, endurcis par des affrontements incessants, se battaient avec une maîtrise née de l’expérience. Bien qu’en infériorité numérique, leur équipement supérieur et leur discipline faisaient pencher la balance en leur faveur. Leurs lames tranchaient la fourrure, leurs lances perçaient les cœurs et leurs boucliers repoussaient les griffes dans une symphonie brutale de tripes et de sang.

La guerre, songea Thariel, n’a jamais été belle. Jamais elle n’avait ressenti de plaisir à voir des vies fauchées. Pourtant, elle ne pouvait détourner les yeux de la beauté sombre qui émanait de la résilience indomptable des légionnaires, de leur détermination farouche à protéger ce qui leur était cher. C’était pour ce genre d’exaltation qu’elle existait. Ces instants où le courage et la foi transcendaient la douleur et la peur, où l’espoir persistait même au cœur du carnage. Malgré ses doutes, cette vision la rassura. Elle savait qu’elle se devait de rester à leurs côtés, de leur offrir sa lumière et sa force, car elle incarnait tout ce pour quoi ils se battaient.

Les hommes-bêtes, bien que dépourvus de machines de siège, comptaient dans leurs rangs d’immenses Gorgons, des monstruosités de muscles et de rage pure. Leurs crânes cornus, aussi solides qu’un bélier de siège, faisaient trembler les murailles à chaque impact. Contre ces créatures titanesques, même la troisième légion trouvait un adversaire redoutable. Dans le bref silence d’un souffle d’air, Thariel s’éleva, ses ailes de lumière se déployant dans une majesté surnaturelle. Sa Lame du Serment fendit l’air avant de s’abattre sur l’une de ces bêtes colossales. L’impact fut cataclysmique. Le corps massif du Gorgon sur lequel elle s’était abattu éclata sous la force de l’attaque, chaque fragment de son être réduit à néant.

Une onde de choc se répandit, comme une marée déferlante, résonnant à travers le champ de bataille. L’air lui-même s’embrasa, et une vague de flammes voraces se propagea autour du point d’impact, consumant les hommes-bêtes dans une lueur éblouissante. La lumière et le feu dansaient ensemble, formant une tempête destructrice au cœur de la mêlée. Thariel était une vision d’espoir, un phare éclatant dans la lumière déclinante du jour. Sa présence transcendait le chaos, et sa lame frappait avec une telle rapidité et une telle précision qu’elle faucha autant d’hommes-bêtes que la totalité de la légion réunie. Sous son assaut et celui de la troisième légion, les agresseurs vacillèrent. Puis, comme les bêtes sauvages qu’ils étaient, ils prirent la fuite, braillant leur terreur et disparaissant dans le crépuscule, la queue entre les jambes.

Du champ de bataille, il ne restait qu’un tapis macabre de cadavres et un océan de sang. L’air, lourd et imprégné de la fumée des combats, semblait lui-même étouffé par le silence oppressant de la victoire. Thariel tourna son regard en arrière, ses yeux brillant d’une lumière sereine, parcourant les murailles qu’elle avait appris à chérir. Tout le mérite, songea-t-elle, revenait à ces simples remparts. Certains auraient pu penser qu’en tant qu’ange gardienne des forteresses et du serment, son symbole serait le bouclier. Mais un bouclier n’avait aucune utilité quand des murailles tenaient bon. Et pour que ces murailles demeurent intactes face aux assauts répétés, une épée était nécessaire pour protéger en prenant l’offensive lorsque les défenses vacillaient. Parmi les cinq derniers êtres angéliques du Céleste, Maledriel était celui qui avait besoin d’un bouclier. Lui, qui n’avait jamais eu de remparts pour protéger ses fidèles. Toujours au milieu du peuple, il se tenait, exposé et vulnérable, étranger même parmi ses frères et sœurs. Là où eux représentaient l’ordre céleste, il voyait des injustices et des abus qu’il ne pouvait tolérer. Il défiait souvent les autres anges pour protéger les mortels dont il estimait la cause juste. Maledriel ne brandissait pas l’épée. Il ne se battait pas de ses propres mains. Sa force résidait dans sa capacité à éveiller les consciences, à pousser ses fidèles à ouvrir les yeux et à se dresser eux-mêmes contre les oppressions qui les écrasaient. Son bouclier incarnait cette philosophie : défendre ceux qui trouvaient enfin le courage de se lever contre les remparts de la tyrannie.

Thariel trouvait cela ironique. Elle, l’incarnation des remparts célestes, avait souvent dû s’opposer à lui. Elle s’était tenue comme un mur face à Maledriel, répondant aux ordres de Balthiel et Valorius, lorsque son frère exprimait son indignation face au sort réservé, selon lui, à certains mortels. Elle ne comprenait pas sa manière d’agir. Pour elle, la justice divine était évidente. Les mortels qui laissaient la corruption envahir leur cœur méritaient d’être punis. Les doutes et les contestations de Maledriel lui paraissaient incompréhensibles. Pourquoi chercher à défendre ce qui, aux yeux de tous, était indéfendable ?

Peut-être, songea-t-elle, son frère était allé trop loin dans ses doutes. Ses motivations, toujours mystérieuses, semblaient maintenant déborder du cadre de leur mission divine. Ses insurrections répétées contre l’autorité du Céleste n’étaient-elles pas une trahison de son rôle sacré ? Peut-être, conclut-elle avec une froide certitude, avait-il perdu de vue ce qui faisait de lui un fils du Soleil. C’était sans doute pour cela que Valorius tenait tant à retrouver Maledriel. Mais chaque bataille à laquelle Thariel participait aux côtés de la troisième légion ne faisait qu’alimenter sa crainte. Sans sa présence, les remparts de Port-Argent finiraient par tomber. À chaque nouvel affrontement, la légion se réduisait, ses rangs s’amenuisant comme une peau de chagrin sous le poids des pertes. Les colons fraîchement arrivés, inexpérimentés et mal préparés à l’horreur de la guerre, ne suffisaient pas à compenser le vide laissé par les vétérans tombés au combat. Sur l’ancien continent, les renforts se faisaient attendre, entravés par le conflit incessant qui opposait le royaume de Feldar à la Grande Pénombre. Un sentiment d’impuissance monta en elle, une vérité qu’elle peinait à accepter. Les forces en présence s’effritaient comme du sable sous la marée, et, malgré sa lumière, elle ne pouvait être partout à la fois. Son esprit vacilla entre le devoir immédiat et une quête qui exigeait sa présence ailleurs. Thariel ne resta pas pour contempler les conséquences du massacre. Comme une feuille emportée après la tempête, elle déploya ses ailes de lumière et s’éleva dans les cieux, vers l’endroit de ses pensées.

À l’intérieur du temple, l’arrivée de Thariel provoqua la réaction attendue. Une vague de béatitude, presque extatique, traversa ses fidèles, marquant chacun de ses mouvements comme une révélation divine. Ses solerets frappèrent doucement le sol, émettant un cliquetis maîtrisé qui résonna dans la nef sacrée. Elle avançait avec une grâce altière, ses ailes éthérées projetant une lumière douce sur les murs ornés de fresques solaires. Les gestes de dévotion accompagnaient son passage, certains fidèles se prosternant même au sol, leur front touchant la pierre froide en un acte de servitude absolue. Pourtant, ces effusions ne provoquaient qu’une froide indifférence chez Thariel. Contrairement aux pensées qui l’assaillaient lorsqu’elle marchait aux côtés des soldats de Port-Argent, ces expressions de foi aveugle lui semblaient vides de sens.

Pas une fois elle n’abaissa le regard pour reconnaître leurs actes. Leur dévotion, bien qu’intense, n’éveillait en elle ni gratitude ni mépris, mais un détachement absolu. Ces marques d’adoration n’étaient qu’un murmure dans le tumulte de son esprit. Elle n’était intéressée que par la personne agenouillée devant la statue imposante du Céleste, qui représentait le champion du soleil cerné d’un casque irradiant de lumière. Le Primus Folmores Beldrus, missionnaire du Céleste auprès de Bélème, séjournait régulièrement à Port-Argent depuis les événements qui avaient ébranlé la châtellerie en l’an 152 de l’Âge du Soleil. Là-bas, disait-il, les fidèles du Céleste devenaient de plus en plus rares. Les colons, porteurs de leurs propres dieux et de pensées hérétiques, corrompaient lentement la foi solaire. Selon lui, même le châtelain, Gualter Nomond, jadis dévoué au culte et fidèle allié des elfes, semblait avoir changé. Mais ces considérations, aussi préoccupantes qu’elles soient, n’ébranlaient pas Thariel en cet instant. Ce n’était pas pour débattre de l’état de la foi à Bélème qu’elle était venue. Une mission sacrée devait être dictée, et rien d’autre n’importait.

Malgré les paroles alarmantes du Primus, Thariel savait que certains colons demeuraient loyaux au dieu solaire. C’était à eux qu’elle s’adressait, à ces âmes ardentes qui attendaient une direction, un signe divin. Sa voix s’éleva dans le silence sacré du Naos, sèche et autoritaire, résonnant comme un claquement de fouet contre les parois de pierre.

— Il est impératif que vous trouviez des traces de la parole de Célestiel en Obeon.

Le nom véritable du champion solaire n’était prononcé que par les premiers-nés de sa volonté divine. Pourtant, c’est la demande, venue sans préambule, qui troubla Folmores. Sa surprise le poussa à questionner Thariel, malgré la gravité de l’instant.

— Pardon, mon excellence, mais pourquoi ? Comment ?

Le regard de Thariel se durcit, et ses mots tombèrent comme une sentence.

— Ne questionnez pas la volonté divine, Primus. Prévenez mes fidèles, ceux qui croient encore en la pureté de notre mission sur Alros : cette terre a déjà été visitée par l’un des enfants du soleil. J’appelle à leur foi et à leur désir d’approfondir leurs croyances. Ce chemin qu’ils emprunteront est une épreuve sacrée, un apprentissage nécessaire pour atteindre la Véritable Lumière.

L’ordre ne souffrait aucune contestation. Pour Thariel, cet appel était un effort désespéré pour voir sa mission progresser sans devoir abandonner la Troisième Légion à son sort. Peu importe les doutes, peu importe les conséquences, elle devait avancer. Portée par la volonté divine, Thariel se détourna sans ajouter un mot, ses ailes de lumière se déployant doucement derrière elle. Sans un regard en arrière, elle quitta le temple, déterminée à organiser la défense de Port-Argent aux côtés du Légat.

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