Chronique XV : Les derniers éclats de Maqbara

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Au-delà de la porte occidentale de Maqbara, la mer de dunes frémissait encore sous une brise légère lorsque Rayan bondit du chariot. Il était normalement convenu qu’il devait accueillir les hommes de son seigneur, de retour d’une mission lointaine au-delà de la mer intérieure. Juste avant de faire demi-tour à vive allure, à la stupeur des aventuriers, il avait remarqué sur le chariot plusieurs caisses scellées de sceaux de pouvoirs, signe que leur expédition avait, semble-t-il, porté ses fruits. Rayan, malheureusement, n’eut pas l’occasion d’en vérifier davantage.

À peine franchie l’arche de grès rose, il fronça les narines. On dit que Maqbara a l’odeur d’un fruit trop mûr, lui y respirait d’abord le fer des chaînes des troglodytes et la cannelle des marchands d’épices. Devant lui, les ruelles étroites se nouaient en un lacis d’étals, de mendiants, de scribes aux doigts tachés d’encre, d’érudits penchés sur des rouleaux et de tavernes d’où montaient des bouffées d’encens violettes. Malgré la lanière de sa besace qui lui sciait l’épaule, Rayan se faufilait avec aisance, habitué à la foule. Il longea un étal où la glace courait comme un lierre translucide, puis dépassa un hospice qui, sans vergogne, annonçait ses prix pour guérir d’un instant toutes les maladies, même les plus funestes. Ici, chacun usait des sceaux de pouvoir comme d’autres allument une bougie, car les filons d’arkhal étaient nombreux dans le désert. Vitraux, bijoux, statues translucides : l’Arkhal éclaboussait Maqbara de ses reflets violets.

Il s’élança alors, filant entre les bancs d’étoffes chamarrées. Par-delà les coupoles d’or serties d’arkhal, la pyramide d’Ishar-Knar fendait un ciel d’azur où le Céleste pouvait darder son regard inquisiteur. Rayan sentit d’ailleurs ce regard peser sur lui. Haut dans l’air, un archange planait, son ombre lente glissant sur les allées. Mais le jeune scribe courait plus vite. Il traversa la grande promenade bordée de statues des anciens Rois-Mages, figures au regard de pierre tournées vers la pyramide dans une procession silencieuse. Les gardes, qui le connaissaient, eurent à peine le temps de s’écrier qu’il avait déjà contourné la colossale effigie d’une créature serpentine, taillée d’un seul bloc d’arkhal. Son long corps serpentin et ses pattes antérieures gigantesques, prêtes à labourer la terre, s’élevaient vers le ciel comme pour défier l’ange.

Enfin, il franchit la première porte du palais-pyramide d’Ishar-Knar. L’atrium s’ouvrit aussitôt sur le trône surélevé du Roi-Mage, une vaste rotonde où les fresques scintillaient sous le soleil de midi. Là battait le cœur même de Maqbara, un sanctuaire vibrant de magie. Rayan s’était déjà égaré dans cette splendeur lorsqu’il avait reçu, avec une dizaine d’autres novices, l’autorisation d’étudier un Art. Même si son émerveillement ne s’était jamais émoussé, ce n’était pas le moment pour lui de céder à ses rêveries. Toujours haletant de sa course, Rayan courba le dos, posa un genou à terre et s’écria d’une voix qui était plus chancelante qu’il ne l’aurait voulu :

— Très haute excellence, je viens vous annoncer l’approche du grand et estimé Valorius, déjà aux portes de …

Le fracas sourd de bottes d’acier retentit dans la rotonde et cassa net la voix tremblante de Rayan. Les semelles martelèrent la mosaïque polychrome, chaque pas vibrant comme un gong de bataille, puis le cri aigu de la pierre qui se fêle. Des éclats d’émail volèrent jusqu’aux sandales poussiéreuses du scribe. Il émit un croassement incrédule avant que l’air ne lui manque, happé par la fournaise qui roulait du nouveau venu.

Valorius venait d’arriver. Autour de lui, la chaleur pulsait telle une forge vivante. Les pigments de la mosaïque se boursouflaient déjà sous son halo ardent. Il brandit son trident à hampe d’or et l’abattit sur le pavé. Un craquement franc fendit le silence, achevant de réduire en miettes les tessons restés intacts. L’aura de l’Archange se serra comme une poigne autour de la gorge de Rayan. Son instinct le força à se jeter à plat ventre, l’exhortant de s’éloigner de cet incendie d’orgueil et de mépris. La braise du regard de l’Archange glissa pourtant, quittant le petit scribe pour grimper les marches jusqu’au trône de cristal, là où siégeait le Roi-Mage Ishar-Knar. À son côté scintillait une silhouette argentée. Foziel, avec son masque d’argent figé en un sourire énigmatique et son armure de maille blanche bordée d’insignes d’azur, était un contraste éclatant avec la cuirasse d’or et le manteau rouge sang de Valorius.

Rayan, la poitrine en feu, se força à se relever. Ses jambes flageolantes le portèrent juste assez pour qu’il voie, au-dessus des têtes inclinées de la cour, la haute stature de son maître. La figure longiligne d’Ishar-Knar n’avait pas quitté son trône. Rayan ne se lassait jamais de contempler son maître. Ishar-Knar, Premier parmi les Hommes, souverain de cristal, héritier des Neuf. Sa haute silhouette, affinée par la longue pratique de son Art, émanait d’une grâce surnaturelle. Comme pour répondre à cette majesté naturelle, Des cornes d’arkhal, mauves et translucides, ceignaient son crâne d’une couronne qui accentuait encore sa prestance singulière. Dans ce visage d’albâtre, deux prunelles mauves aux pupilles fendues fixaient Valorius d’un calme stoïque et insondable. Le silence se fit sépulcral. Palmes ouvertes sur leurs genoux, les courtisans s’agenouillèrent, bouches muettes mais cœurs vibrants d’une ferveur presque dévorante. Seul le crépitement invisible des flammes du trident de l’archange froissaient l’air. Valorius brisa cette immobilité d’une voix de braise.

— Je savais bien que j’avais ressenti une présence étrange dans les environs, et je ne parle pas de cette immondice qui germe sur la création de notre Père, gronda-t-il, pointant un doigt accusateur vers Foziel. Que fais-tu ici?

Sous son masque d’argent, Foziel ne daigna pas répondre. Ses innombrables yeux, luisant derrière les interstices, se tournèrent d’un même mouvement vers Ishar-Knar, qui glissa alors sa voix dans la nef.

— Quelle singulière manière de quémander audience, Valorius, et quel insolent accueil pour mon illustre invitée.

— Insecte, le droit ne t’a pas été donné de prononcer mon nom, grésilla l’Archange.

Le ton du Roi-Mage se fit tranchant.

— Dans ma cathédrale de cristal, reprit Ishar-Knar, nul ne dicte ma conduite. Pas même l’un des archanges du soleil.

On entendit le trident crisser, enfonçant encore sa hampe dans la mosaïque brisée. Rayan sentit sous ses pieds le sol vibrer.

— Vraiment? , ricana Valorius. Un seul geste et mon trident brûlera ton trône impie, ainsi que la pathétique excuse qui te sert de corps. Cela règlera bien des problèmes. La fascination malsaine que ma sœur nourrit pour cet endroit, par exemple, ou tes trafics secrets de reliques de l’Altération que tu imagines hors de ma vigilance. Crois-tu que je ne le savais pas? Mes petites souris du culte de la Lumière sont plus débrouillardes que tu ne le pense.

Ses doigts effilés d’arkhal se crispèrent sur les accoudoirs de cristal, puis Ishar-Knar se dressa, long de trois têtes de plus qu’un homme. Un chuintement de soie pourpre accompagna son mouvement, et les bijoux accrochés à sa tunique tintèrent comme une pluie de clochettes. L’écho courut sous la coupole, frôlant les hautes voûtes. Un halo mauve sembla se déployer autour de lui, mince voile qui repoussa, l’espace d’un souffle, la fournaise que dégageait Valorius. Toute l’assemblée demeura figée. Courtisans, apprentis, esclaves. Des rangées de visages l’adoraient en silence, leurs cœurs vibrant d’une ferveur presque palpable. Sitôt qu’il quitta son trône, ils plièrent le genou d’un même élan. La mosaïque brisée disparut sous une mer de fronts inclinés, tandis qu’une prière muette gonflait l’air. Cette dévotion nourrissait l’aura du Roi-Mage et attisait la colère de l’Archange, dont le brasier semblait buter contre ce mur d’adoration.

— Tes menaces sonnent creux, Valorius. Si tu m’occis, la justice du très vénéré Balthiel tombera comme un couperet. Il ne tolèrera pas que tu sois l’instigateur d’une nouvelle guerre. Toutes les Cités Libres reconnaissent mon autorité. Ce pays est grand et n’a pas oublié. Notre puissance fait trembler l’entièreté de Frayir.

La fureur de Valorius rugissait comme un brasier, et Rayan s’y trouvait aux premières loges. L’air qui l’atteignait avait la brûlure d’un désert en fusion et le goût du verre fondu. Des vagues étouffantes de chaleur chargées d’une rage si dense qu’il vacilla, prêt à s’évanouir sous l’assaut. Il sentit ses lèvres se craqueler. Mais le Roi-Mage ne poussait pas. Sa voix restait calme, presque didactique.

— Crois-tu m’intimider, Valorius ? , le réprimanda Ishar-Knar. Toi, la pâle colombe qui se tapit dans les cavernes de notre désert avec les parias de notre peuple ? Même si tu trouvais le courage de brandir ton trident, ta pointe ne ferait que frôler ma chair. Ne vois-tu donc pas combien ta flamme se consume ici ? Entre ces arches d’arkhal, au milieu de mes disciples, un simple souffle de ma voix suffirait à étouffer ta lueur vacillante.

Il se rassit, lentement, et le cristal chanta sous son poids. La ferveur de l’assemblée monta d’un cran. Tous, front contre sol, exhalaient une foi brûlante qui vint nourrir l’aura de leur souverain. Le glas de cette dévotion fit frémir Valorius. Son manteau rouge claqua, sa mâchoire se crispa.

— Heureusement pour toi, estimé Valorius, Balh Amekh n’a jamais couru après la conquête. Nos ancêtres se sont arrêtés sur les côtes de ce désert pour s’écarter de l’influence d’Ophelos, de ses démons et de la prétendue suprématie du royaume de Feldar pendant que vous passiez des millénaires à guerroyer entre vous. Pourtant, Balh Amekh n’est jamais tombé. Ni sous l’armada d’Amirolza, ni sous les lances des hommes-scorpions dont nous occupons à présent les ruines de leur civilisation. Souviens-t’en, fils du soleil. Balh Amekh n’est jamais resté sans réagir.

Le dernier mot résonna comme un coup de tonnerre étouffé dans la vaste salle.

— Je n’arrêterai jamais, siffla Valorius d’une voix glaciale. J’ai juré de rester vigilant, et rien ne freinera mes flammes et ma lumière. Voilà ton avertissement, Roi-Mage.

Son ton exsudait une moquerie cruelle.

— Un jour, ma clarté purifiera ce monde… et il redeviendra sublime, comme à l’aube du premier jour. Tu te gausses maintenant, mais un matin viendra où tu ne seras plus là pour me chasser d’ici.

Sur ces dernières paroles, il planta la hampe dorée de son trident dans le sol de la pyramide. Un fracas aigu parcourut la mosaïque brisée sans faire vaciller aucun genou posé devant le trône. Tous s’étaient effondrés en une prosternation silencieuse, dos courbés et têtes pressées contre les dalles. Dans un grondement à mi-chemin entre l’exaspération et la défiance, Valorius pivota sur lui-même. Ses bottes étincelantes raclèrent les pavés, traînant derrière elles des gerbes d’étincelles qui griffèrent les frises de cristal et les reliefs d’arkhal. À chaque pas, les pointes du trident éraflaient les reliefs délicats, comme un enfant furieux qui brise un jouet pour manifester son courroux.

Le silence retomba, épais comme un voile mortuaire. Puis la voix de Foziel s’éleva, douce et mielleuse, presque trop paisible pour ce lieu d’ombres et de lumière. Ses mots glissèrent dans la nef avec une caresse subtile, capturant instantanément l’attention de tous, pourtant fidèles à leur Roi-Mage.

— Il sait.

— Non, très chère, corrigea doucement Ishar-Knar sans détourner les yeux, Il croit savoir. Et ce n’est pas la même chose.

Le regard d’Ishar-Knar se posa alors sur Rayan avec une intensité presque palpable. Les prunelles mauves du Roi-Mage l’enveloppèrent d’un poids écrasant. Rayan sentit son cœur tambouriner contre sa poitrine sous l’effet de cette pression silencieuse. Face à ce regard, il se reconnaissait encore plus impuissant encore que devant la fureur brûlante de Valorius.

— Rapporte-moi, mon apprenti, ce que tu as laissé aux portes de Maqbara, ordonna Ishar-Knar d’une voix douce. Ce n’est pas un colis qu’il faut laisser entre toutes les mains.


Haroun referma le journal d’un claquement feutré. À peine le cuir crissa-t-il que l’arkhal incrusté sur la reliure cracha une étincelle violacée, sifflant jusqu’à ses lunettes de mica.

— Par les neufs… si ce carnet me lance encore une étincelle au visage, je démissionne sur le champ, marmonna le magister Haroun al-Basir. Après tout, ce n’est pas comme si nous avions choisi de tomber sous l’autorité de la tour blanche à Sry Kagna.

Les quatre autres érudits ricanaient déjà entre deux souffles de sable. L’un d’entre eux parut vouloir relever l’hérésie de son collègue, mais il ferma la bouche aussi vite qu’elle s’était ouverte face au regard noir d’Haroun.

Autour d’eux, les ruines de Maqbara grondaient sous le poids du sable violet. Parois de verre fendillé, arches en croissant que le vent faisait chanter comme des flûtes brisées. La pyramide fracturée se dressait au loin, mauve sur un ciel anthracite, tandis qu’à leurs pieds les dalles s’écaillaient en poussière luminescente. Le sable du désert de cristal s’étendait bien au-delà des ruines, couchant sa surface vitreuse jusqu’aux côtes orientales. Sous les derniers feux du soleil, chaque dune miroitait comme un pan de glacier lilas. De minces aiguilles de verre vibraient dans le vent et semaient, en carillonnant, la musique d’un destin tragique. 

Safra, qui tenait les relevés topographiques, releva son capuchon.
  — Si ces grattes papiers de Narbogne voyaient ça de leurs propres yeux, murmura-t-elle, ils comprendraient pourquoi un cartographe n’est pas utile ici. Chaque bourrasque recompose le paysage. Et n’est-ce pas une nouvelle falaise de verre que je vois là-bas? Vraiment, était-ce si nécessaire que je vous accompagne?

 — Il faut être prêt à toutes les éventualités, commenta Haroun en tapotant la reliure chaude du journal. Au moins, ce voyage n’aura pas servi à rien. Une chance pour nous que ce document ait été préservé dans l’Arkhal. Cela intéressera grandement Sceleritas Vax. Il reste peu de choses ici qui aient encore un peu de valeur…

— Par contre, l’Arkhal ! , s’extasia le plus jeune du groupe, qui portait un sac rempli de cristal ramassé sur le chemin. Je n’en ai jamais vu autant de ma vie. Il faudrait presque retourner ici avec un chariot, ou même plusieurs, lorsque l’on sera rentré à Sry Kagna.

Haroun le coupa net.

— N’y pense pas trop. Nous avons eu beaucoup de chance de nous en sortir vivant… Oui, beaucoup de chance, marmonna le vieil érudit, comme s’il se remémorait des souvenirs douloureux.

Ils avaient passé deux semaines à se frayer un chemin depuis la frontière de Balh Amekh. Quatorze jours de marche dans un air coupant, sous des aurores parfois vertes, parfois de cendre. Envoyés par la Tour de Narbogne pour explorer le désert de cristal, ils s’étaient finalement arrêtés ici, au cœur de l’ancienne Maqbara, comme si le désert, lassé de leur obstination, avait soulevé un pan de voile pour les laisser regarder.

Le soleil glissait derrière la pyramide brisée. Son dernier rayon trouva un fragment de mosaïque révélé par leurs pas, comme pour allumer, l’espace d’un battement, le souvenir d’un carrelage jadis fastueux. La lumière passa ensuite dans la reliure du journal, y nichant un bref éclat mauve, exactement le même ton que Rayan décrivait dans ses pages.

Haroun rangea définitivement le carnet dans son coffret de plomb et ferma les loquets.
— Mission accomplie, messieurs-dames. Retour au camp, et à l’aube, cap au sud-est. Nous rentrerons par la passe que nous avons longée avant que le hasard ne précipite d’autres tempêtes de verre sur notre route.

Safra tira son capuchon et emboita le pas à Haroun. Les cinq silhouettes gagnèrent l’obscurité scintillante de la mer de cristal, emportant dans un coffret la voix d’un scribe qui, jadis, n’aurait sans doute jamais envisagé que sa cité deviendrait le théâtre d’une des plus grandes calamités d’Alros.

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