Bélème baignait dans l’aube naissante, ses remparts encore marqués par les récentes échauffourées. De grandes bannières frappées du symbole de la ville claquaient sous un vent froid. Quelques passants traversaient la grande place, où un marché en sommeil attendait de reprendre vie. Jadis châtellerie soumise à l’autorité inébranlable de Gualter Nomond, Bélème n’était plus qu’un bourg livré à la complexité d’un nouveau régime. Depuis la disparition prolongée du châtelain, une élection populaire, organisée avec l’assentiment des elfes, avait placé Jack Reeves aux commandes.
Pour beaucoup, ce changement incarnait une promesse : celle d’un pouvoir plus proche du peuple. Pour d’autres, c’était un affront insupportable, un bouleversement injustifié des traditions. Et au milieu de ce paysage brouillé, une organisation de mécènes, les Industries Vauned, s’immisçaient de plus en plus dans les rouages du pouvoir local.
À l’intérieur de ses murs, chaque groupuscule de Bélème s’affairait à préparer sa stratégie, consciente qu’un nouvel équilibre était à portée de main. Les anciens aristocrates fulminaient de voir leurs privilèges s’évaporer et la “bourgeoisie paysanne” prendre de l’assurance. Ils se murmuraient à l’oreille que le vote ayant propulsé Jack Reeves au pouvoir n’était qu’une farce orchestrée par les elfes et par quelques notables prêts à tout pour asseoir leur influence.
Parallèlement, les familles paysannes, menées par le Coq, redoublaient d’ardeur. Cultiver la terre ne leur suffisait plus, elles entendaient désormais façonner l’avenir politique du bourg. Dans les tavernes et les échoppes, Germaine et ses comparses défendaient bec et ongles leur droit à gouverner. Pour eux, la ville devait appartenir à ceux qui la nourrissaient. Les mécènes de Vauned, eux, ne perdaient pas de temps. Leurs émissaires sillonnaient rues et marchés, soufflant l’idée que Jack Reeves n’avait ni l’expérience ni le bagage pour diriger, et qu’un retour aux traditions restait la seule issue possible.
Comme si cette tension interne ne suffisait pas, l’Ordo Sanctis, régiment religieux fanatique de Frayir, avait fait son entrée dans Bélème, bannières hautes. Leur cible ? Tout mage ou utilisateur d’Arkhal osant bafouer ce qu’ils considèrent comme la “pureté originelle” d’Alros. Ils observaient d’un œil torve la tour de Narbogne, attendant le faux pas qui leur permettrait de purger la magie du bourg.
Dans cette effervescence, Le Trio de Fer prenait forme. Le Coq, voix roborative des familles paysannes, prêt à défendre leurs intérêts économiques. Le Gardien, solide et vigilant, chargé d’éviter que les querelles ne dégénèrent en affrontements sanglants. Le Recteur, silhouette discrète mais influente, désireux d’éviter toute dérive qui menacerait l’équilibre.
Tous trois savaient que le moindre vote, la plus petite mesure adoptée, pourrait renforcer ou réduire l’influence des groupes qui se formaient dans la ville. L’Église du Céleste, conduite par un Primus blessé dans son orgueil, conspuait cette mise à l’écart qui bafouait sa suprématie séculaire. Dans les forges, les Duergars Streguror s’accommodaient du tumulte, pourvu que leur monopole sur l’exploitation de l’Arkhal ne soit pas menacé.
Jack Reeves sentait peser sur ses épaules toute la complexité du destin de Bélème. Il devait renforcer son assise, conclure des accords avec les différentes factions et gérer les exigences de la noblesse sans la laisser ressusciter un système féodal.
Le Trio de Fer partageait sa détermination. Le Coq poursuivait des négociations acharnées pour garantir le soutien des paysans ; Le Gardien préparait la milice à d’éventuelles menaces ; Le Recteur tentait de maintenir un équilibre culturel et de contenir les éventuels abus magiques.
Déjà, un convoi de colons venus des contrées voisines approchait. Des émissaires de divers villages, arrivaient avec l’espoir de tirer profit de la nouvelle gouvernance de Bélème. Le bourg promettait de devenir un point central où la politique régionale pourrait se décider, à condition qu’on n’y installe pas la terreur ou la discorde.
Au loin, les corbeaux survolaient les champs, dessinant dans le ciel des arabesques sombres. Les familles paysannes s’activaient à récolter, tandis que quelques forgerons duergar achevaient d’ériger un nouvel atelier sur la rive d’une rivière. Dans les tavernes, on jasait déjà des derniers potins : qui complotait, qui se rangeait du côté de Jack Reeves, qui était payé par Vauned pour semer le doute.
Au cœur de cette agitation, Germaine clamait toujours haut et fort :
— Nous ne sommes peut-être pas de naissance noble, mais on n’a pas besoin de titres pour faire tourner un bourg. Qu’on vienne se frotter à nous, on verra qui a la plus grosse poigne !
Ainsi, Bélème marchait vers un avenir incertain. Jack Reeves nourrissait l’ambition d’en faire un centre décisionnel, un endroit où l’on pourrait régler, ou enflammer, les tensions entre factions. Les Industries Vauned ne lâcheraient pas si facilement leur pouvoir politique naissant, et la noblesse humiliée chercherait par tous les moyens à récupérer son “juste droit.”
Qui plus est, l’ombre du châtelain Gualter Nomond demeurait palpable. En l’absence d’abdication officielle, il suffisait que Nomond ou ses partisans reviennent au-devant de la scène pour faire exploser la fragile structure politique. Chacun s’interrogeait : Jack Reeves saurait-il alors préserver la cohésion du bourg ? Germaine et les familles paysannes resteraient-elles unies ? Et le Primus, blessé dans son orgueil, pourrait-il se faire un jour à l’idée que le culte du Céleste n’occupe plus la place centrale ?
Les réponses à ces questions dépendaient aussi des factions extérieures qui viendraient siéger dans ce nouveau conseil. Sur cette terre d’Obeon, rien n’était jamais figé, et l’on pressentait que le moindre événement pourrait renverser l’équilibre précaire.
Pour l’heure, le chant d’un coq, au loin, saluait l’arrivée d’un nouveau jour. Et Bélème, la châtellerie déchue devenue bourg, achevait de s’éveiller sous un soleil timide, prête à accueillir ses hôtes et ses intrigues, ses complots et ses compromis, dans un tourbillon où se mêlaient à parts égales l’orgueil blessé, la soif de justice et l’appétit pour le pouvoir.